![]() ![]() |
![]() |
UFDC Home | Search all Groups | Digital Library of the Caribbean | dLOC | | Help |
Material Information
Subjects
Record Information
|
Full Text |
44I
A tv' 0 IV, t UNIVERSITY OF FLORIDA LIBRARIES ____ FREDIRIC MARCELIN '- abL7/ La Vengeance de Mama ROMAN HAITIEN PARIS SOCIETY D'EDITIONS LITTERAIRES ET ARTISTIQUES Librairie Paul Ollendorff 50, CHAUSSEE D'ANTIN, 5o 1902 Tous droits reserves. La Vengeance de Mama I Le service venait de finir. Tumultueusement l'assistance se pressait aux portes, tandis que les dernieres measures de For- gue mouraient en accompagnements plaintiffs. M. Josilus Jean-Charles, entour6 de sa famille, se tenait sur le parvis invitant chacun a se ren- dre h la maison oft l'on devait passer la journ6e, selon l'usage, a boire et a manger. Restke en arriere dans 1'6glise, Mle Zulma, re- tard6e par les ranges de chaises, cloudes quatre a quatre l'aide d'une triangle de bois au dossier, 2 LA VENGEANCE DE MAMA se faufilail discretement. Elle venait de franchir une des sorties lat6rales quand Adh6mar, I'ainW des fils de M. Josilus Jean-Charles, qui la guet- tait, court apres elle : Vous ne vous sauverez pas, mademoiselle Vous viendrez avec nous... Oh! monsieur, je suis toujours en grand deuil, vous le savez bien. C'est tout ce que j'ai pu faire que d'avoir assisted la messe... Je le sais, mademoiselle, et ma famille ne saurait trop vous en remercier. Mais vous ferez encore un effort. Venez avec nous prendre un petit pith... Vous vous tiendrez loin du monde, dans la chambre de ma mere, a qui vous ferez ainsi le plus grand plaisir. Tout en parlant, le jeune homme entrainait doucement la jeune fille dans le sillage des invi- t6s. Le flot se portait vers la vaste demeure de M. Josilus Jean-Charles, rue de l'Enterrement. L'amphitryon chez qui I'on serendait 6tait un home important, un homme populaire, peut- 6tre le seul important, le seul populaire de Port- au-Prince, bien qu'il n'y elt aucune situation LA VENGEANCE DE M1AMA officielle. Fils de ses ceuvres, il avait grand par sa volont6 et son opiniatret6. Son pere, modest charron, quelque peu charpentier a l'occasion, don't F6tablissement assez achaland e6tait situ6 aux environs du portail de LUogane, non loin de la forge de son compare Athis, n'avait jamais song I l'envoyer a l'Ncole. A cette 6poque, dans le pays, c'etait assez l'usage. On donna un m6- tier a son fils; on ne pensait pas toujours a lui faire apprendre h lire. La faute en etait pour beaucoup i nos gouvernements : il y avait peu d'ecoles primaires et les parents ignoraient qu'il 6tait de leur devoir, en donnant la vie, de donner l'instruction... Or, a l'autre bout de la rue, dans une petite maison basse dclabr6e, don't les trois poteaux, mang6s de pourriture au ras du sol, se soute- naient a la charpente du toit au lieu de la sou- tenir comme c'6tait leur role primitif, un vieux bonhomme, sec et tann6, avait install une petite classes. Avec des peines inouies et sous la condi- tion formellement acceptee par lui qu'on paierait par acomptes ou mime en nature, il avail fini 4 LA VENGEANCE DE MAMA par grouper une dizaine de gains du quarter. Les uns venaient le martin, les autres l'apris-midi, selon les n6cessit6s des services qu'ils rendaient a leurs parents. I] en rendaient aussi a maitre Espert, le vieux bonhomme, qui les employait journellement a allumer son feu, a balayer sa chambre, h relancer ses d6biteurs trop oublieux, soit pour une ou deux gourdes don't il avait le pressant besoin, soit pour quelques maigres provisions de bouche quand le pere et la mere recalcitrants tenaient boutique. La rigoise en main, la chemise d6boutonn6e, sans veste, les pieds nus dans ses pantoufles de peau de cabri, le maitre d'6cole marchait de long en large dans la petite piece don't la porte et la fenetre donnaient sur la rue. Les l66ves, assis sur un banc sans dossier, avaient leurs livres et leurs cahiers sur les genoux, chacun ayant de- vant soi sa petite bouteille d'encre oft trempait la plume d'oie. Au fond, un grand tableau noir 6tait suspend la palissade. Nienseigne, ni Ecri- teau ne signalait 1'6cole. Mais on ne pouvait se tromper, car de tres loin on entendait le glapis- LA VENGEANCE DE MAMA segment des voix r6citantl'alphabet, alterne avec le fiaou du fouet s'abattant fr6quemment sur les dos. Souvent aussi on voyait a genoux devantla porte un ou deux enfants avec un bonnet d'ane sur la tate et une brique dans chaque main au bras tendu raide. Ces enseignes vivantes indi- quaient suffisamment que c'6tait la une petite cole primaire du temps. Quand un client demandait un requ ou un bout d'6crit quelconque pour un argent vers6 ou un travail command, M. Jean-Charles envoyait son fils chez maitre Espert. Josilus expliquait la chose, et, sous promesse que son pere ferait telle ou telle reparation h la maisonnette, qui en avait toujours besoin, I'enfant revenait avec le paper. Cependant, depuis quelque temps le maitre d'6cole grognait, faisait des difficult6s... Non, d6cid6ment, le charron en prenait trop a son aise. II avait dBja fait plus de dix recus pour lui et il attendait encore la reparation des trois poteaux de sa galerie. TantCt c'6tait un pre- texte, tant6t c'6tait un autre, et les mois pas- saient. Les tenons, laches dans les mortaises du LA VENGEANCE DE MAMA toit, allaient un de ces jours c6der au moindre effort. Un vent un peu gros, une bourrique avec sa charge de carbon, zigzaguant de trop pros la galerie et... patatras... tout partirait, occasion- nant peut-ktre des accidents. C'etait de l'exploi- tation, ca, car depuis pros d'une ann6e le charron avait faith apporter par son fils trois morceaux de bois, dechet de 1'atelier, pour rapiecer les po- teaux. II promettait chaque jour de commencer le travail ct on ne le voyait jamais. Aussi, un matin maitre Espert, fatigue d'attendre, refusa cat6goriquement. Aucune supplication de Josilus ne put le flchir. Enteit, il r6ptait : Non, non et non t Alors l'enfant insinua : Maitre Espert, si vous voulez donner le re- cu je m'engage A faire moi-m6me le travail. Comment! tu pourrais? Oui, j'en suis str. Vous souleverez seule- ment les poteaux et je mettrai les pieces mor- taisees et chevronnees. lcoute, si tu me trompes, tu auras affaire a moi. Tuferas la connaissance de Machouchoute. LA VENGEANCE DE MAMA Et maitre Espert brandissait sa rigoise. Je n'ai pas peur de Machouchoute, maitre Espert, 6tant certain de ce que je dis. Le maitre d'ecole fit le regu. Josilus, le lende- main, vint, equarrit le bois, adapta les pieces a la place des souches pourries, les chevronna et, le soir meme, maitre Espert put, sans danger, prendre le frais, en se carguant dans sa chaise, sur un des poteaux, d6sormais plus braniants, de la galerie. II est vrai que pour le gros oeuvre il avait aid l'enfant. Enthousiasme, ii lui dit alors : Tu devrais apprendre & lire et ia erire. Un hoiunie n'est pas un homme sans cela. Josilus object qu'il travaillait avec son pere et que celui-ci ne consentirait probablement pas a se river de ses services. Au lieu d'aller jouer, viens aux heures de repos, h midi, apris ton (dl.jeu.ner, et a cinq heures, avant de souper. Ainsi fut fait. Desormais, au lieu de courir au soleil avee les gains de son Age dans les emplacements non bitis d'alentour ou dans les d6combres de LA VENGEANCE DE MAMA maisons brfil6es, a la chasse des oeufs des poules du voisinage, Josilus alla s'asseoir sur le bane de l'ecole. Bien souvent, la rigoise tomba sur ses 6paules et le fit cruellement souffrir, malgr6 ses precautions, avant de partir pour la legon, de se mettre, entire la peau et la chemise, un fort rentoilage. Bien souvent ses mains ten- dues plierent sous le poids de la brique. Mais son courage ne se lassa pas. Apre, indomptable dans sa volont6 de savoir, I'enfant ne tarda pas a devenir le plus brilliant 6elve de maitre Espert. D'un autre c6t6, celui-ci 6tait enchant6, non seu- lement des progres de Josilus, mais encore parce que sa maisonnette 6tait maintenant en meilleur 6tat. Plus de trous de rat dans le plancher, plus de pentures ne tenant plus aux portes. Les clous 6taient d6sormais remplac6s au fur et a measure qu'ils tombaient des palissades a demi-rong6es de v6tust6. Le pere Jean-Charles aussi 6tait sa- tisfait. On lui faisait ses regus, sur lesquels il continuait d'apposer sa croix pour toute signa- ture, sans recrimination, et il envisageait, non sans un certain orgueil interieur, le jour oi Jo- LA VENGEANCE DE MAMA silus lui-meme peut-6tre pourrait les libeller pour lui a domicile. Quand, au seuil de la vie, on montre cette vo- lonte, il n'est pas rare qu'on arrive a dompter le sort. Le pere de 1'enfant avait fini par s'int6- resser h ses progres. I1 6tait entr6, par la suite, au Lyc.e National, oft il avail faith d'assez bones 6tudes... Rien d'6tonnant done si, de tres nom- breuses ann6es apres, nous trouvons notre .o- silus Jean-Charles devenu une sorte d'autorit6 social h Port-au-Prince, surtout depuis deux ou trois ans, un homme qu'on consultant dans les occasions difficiles, qu'on respectait, que le gouvernement lui-meme m6nageait jusqu'ici, tout en affectant d'en rire un peu, parce qu'il ne recherchait ni places, ni honneurs. En une ou deux circonstances, sond6 pour le minister de l'agriculture, il avait refuse. Un maniaque, un toque, murmurait-on en haut lieu, en souriant. Ce qui n'empechait pas la police de le surveiller etroitement, cette attitude 6eant 6videmment louche... La fortune, plutot I'aisance, de M. Josilus 10 LA VENGEANCE DE MAMA Jean-Charles 6tait toute en terres. Elle consis- lait surtout en Vesouriche, son habitation de la plaine du Cul-de-Sac qui, grace h son activity, 6tail devenue la plus belle du pays. Adh6mar, I'ain6 de ses fils, l'aidait dans cette exploitation. Des deux autres, 1'un dirigeait, place du Mar- ch6-Debout, une pharmacie don't la prosp6rit6 croissait chaque jour. Cette prosperitA reposait, en parties, sur l'emploi rationnel et mtthodique de la flore du pays a la sante publique. Toute une pharmacopee nouvelle en 6tait sortie, autre- ment puissante et r6muneratrice que les impor- tations tires de l'6tranger. Une petite industries avait ainsi pris naissance : celle des paysannes apportant sur leurs ttes, chaque semaine, a l'usine de la pharmacie, 6tablie aux portes de la ville, en de fortes coletts, des charges de fruits, de fleurs, de feuilles, de gommes, de risine de toutes sortes, de bourgeons et d'6corces. Apres manipulation, trituration, cela allait au labo- ratoire du March6-Debout. De la, en pates, en liqueurs, sirops, juleps, cela se r6pandai dans la ville et en province. Les m6decins, r6frac- LA VENGEANCE DE MAMA taires au d6but, s'6taient rallies, experience faite, a la pratique nouvelle. Beaucoup bri- guaient maintenant l'honneur de mettre sous le patronage de leurs noms des sp6cifiques sortis de l'usine... I1 est certain que, content de ne nous donner aucune peine, nous n'6tudions pas assez les propri6t6s et les vertus des plants du pays. Cependant, les r6sultats obtenus par la pratique des bonnes femmes dans la champagne auraient dUi diriger nos regards de ce cote. L'ac- tion d6tersive, pour ne citer que ces examples, du baldglissd, 1'effet imm6diiat de l'infusion de feuilles de sapotillier sur les menstrues, tant d'autres remedes populaires, qui sont d'appli- cation courante, parfois imprudente, mais tou- jours rapide et prompted, devraient inviter la science h s'arreter dans ce domaine inexplor6. Pour I'instant, il reste facilement la proie des charlatans... Il n'est pas rare de rencontrer souvent, dans la rose du martin, sur la place du village a la v6egtation luxuriante et folle, une hydropique ou une paralytique mAchant des poign6es d'herbes ou de fleurs sauvages qu'elles LA VENGEANCE DE MAMA arrachent a l'aveuglette, les yeux bands, a droite et a gauche. Elles executent les prescrip- tions de la cqmmire gu6risseuse... Le dernier fils de M. Josilus Jean-Charles venait d'achever ses classes et avait 6et plac6 comme clerc dans une etude de notaire. Tous trois ils avaient recu une education soignee, mais pratique et dirig6e surtout vers une appli- cation directed et d6terminee. 11 n'entrait pas dans les id6es du pere que ses enfants fussent des reveurs simplement, des aligneurs de phrases, des journaleux : ce qui est souvent le cas chez nous. Il savait trop le prix de l'ac- tion, de la volontW utile pour ne pas les d6ve- lopper chez les siens. II faut, r6p6tait-il, que les jeunes gens aient un m6tier, une profession, une occupation r6elle... Avec ga, on a plus d'autorit6, probable- ment plus de loisir aussi plus tard, puisqu'on peut arriver A la fortune, pour 6mettre des idees, si on en a, et les faire adopter... L'assistance, la foule plut6t, qui accompa- gnait ce lundi matin M. Josilus Jean-Charles h LA VENGEANCE DE MAMA 13 sa demeure, apres la c6elbration du grand ser- vice h ses parents d6c6d6s, 6tait form6e de toutes les classes de la society. Le n6gociant du bord de mer y coudoyait le petit d6Laillanl. On voyait des personages officials, des d6put6s, des s6nateurs, aux c6tes de simples artisans. La marchande ambulante, attifee et parfumne pour l'occasion, fr6lait la bourgeoise cossue. A l'ar- riere, dans les derniers rangs, un group de cul- tivateurs, dans leurs habits de fete, fermait la march. Personne ne les avait rel6gu6s la; d'eux-memes, ils s'y 6taient places. Mais, h la droite du maitre de la maison, marchait le chef de ses ateliers, celui qui, apres son fils, avait la haute main dans la direction de Vesouriche. Grand et souple dans sa redingote de merinos noir, il bombait la poitrine, le panama un peu de travers sur sa tete longue et 6troite. Sa de- marche, ses yeux, tout trahissait en lui lajoie, l'orgueil qu'il 6prouvait de cette nombreuse assistance entourant son patron. En effet, per- sonne ne lui 6tail plus d6vou6, plus attache. Pour Jean-Francois Diaquoi, M. Josilus Jean- 14 LA VENGEANCE DE MAMA Charles realisait le type absolu de la perfection humaine : 6quit6, humanity, 6nergie et courage. Toute la rue de l'Enterrement avait (4t balayee et abondamment arros6e, pa raort h la pous- siere, des l'aube. M"" Jean-Charles, pour veiller aux derniers apprets et recevoir ses invites, 6tait rest6e a la maison. Elle se tenait h la porte principal, accueillant les arrivants d'un sou- rire, d'un mot, d'un geste aimable. On se rdpan- dait un peu partout dans les vastes pieces du rez-dc-chaussee oAi d6ja les serviteurs s'empres- saient d'offrir, sur de grands plateaux charges de verres et de tasses, le chocolate, le porter coup de biere, le vermouth, le cocktail. D'autres les suivaient, portant les plats remplis des petits pit6s tout chauds. En peu d'instants, tout le monde eut son verre d'une main et son patl de l'autre... Nulle maison n'6tait plus propice que celle-ci a une reception de ce genre : son proprietaire l'avait bAtie en homme qui aime le comfortable pour lui, aussi pour ses amis. On sentait, en y entrant, qu'on n'6tait pas chez l'6goiste, pluLtt LA VENGEANCE DE MAMA 10 chez l'Ftre heureux d'une aisance gagnee par le travail et qui n'a pas h la cacher. 11 en jouissait et en faisait jouir les autres. L'emplacement avait plus de cent cinquante pieds de facade sur au moins trois cents de profondeur. Juste au milieu, la construction de cinquante sur cin- quante, 6elgante et sobre, toute blanche, re- peinte soigneusement chaque annee, 6levait ses deux stages. Sur les ci61s une cloture de briques, surmontle d'un grillage en fer, courait, donnant passage, a gale distance, a deux portes cocheres. Du dehors on pouvait voir la vaste cour planted d'arbres verdoyants, ses alleges bien en- tretenues, ses parterres oft les plus belles fleurs tropicales s'6panouissaient dans leur grace vi- goureuse, leurs parfums capiteux... Pour l'ins- tant, les curieux, masses sous les galleries des maisons d'en face, regardaient un autre spec- tacle : toute la cour 6tait couverte de grands velums sous lesquels des tables 6taient dressees. Des garcons, correctement vktus de blanc, les garnissaient d'assiettes, de converts, de large 16 LA VENGEANCE DE MAMA plats de milieu oft se prelassaient de gros jam- bons de New-York d6cor6s a leur extr6mit6 d'une toullette de paper rouge et bleu, les cou- leurs nationals. Des femmes, la jupe raltach6e sous le venture afin de garder la liberty de leurs movements, allaient incessamment des cuisines aux tables pour apporter aux gargons tout ce qui etait n6cessaire au service. Car ce n'elait pas une petite affaire que de 'faire manger tout ce monde. La premiere table 6tait pour midi; il 6tait certain que la second ne pourrait avoir lieu avant deux heures. Mais, a partir de ce mo- ment, chacun s'aiderait soi-meme. Les convives, s'attardant a leurs places plus que de raison, on irait aux offices prendre, selon la coutume, une assiette, chercher son pain; on piquerait, de l'epaule du voisin dans le plat, une tranche de rOti, un blanc de dinde qu'on mangerait de- bout, pour boire apres dans le verre h demi vid6 d'une dame et connaitre ainsi ses secretes pen- s6es. On ne pr6voyait done pas un troisieme service. Cependant, il eft pu se presenter, et meme un quatrieme, que I'on n'aurait pas Wte en LA VENGEANCE DE MAMA 17 peine: il avait 6tW tue deux bmeufs, dix moutons, vingt-quatre dindes, sans parler des pieces accessoires. Trente jambons enrubannes deco- raient les dix tables. I1 est vrai que, selon l'usage, les reliefs 6taient pour les prisons et les h6pitaux de la ville et M. Josilus Jean-Charles avait voulu qu'ils fussent abondants. Cette animation qui r6gnait dans la cour avait singulierement trouble les habitudes d'une classes de volatiles qui depuis longtemps y domi- nait en souveraine : des centaines de pigeons, tires de leur quietude habituelle, voletaient 6perdfiment sur les tentes ou se fixaient a leurs rebords en roucoulant. Ces oiseaux families 6taient les favors de la maitresse de la maison. Leur nombre ne se comptait plus. Il y avait des epoques ofi il devait atteindre pres d'un miller, car tous ceux des alentours, attires par le mais et le petit mil qu'on leur jetait chaque martin a profusion, y accouraient. Cela donnait meme lieu dans le quarter h une petite exploitation. En effet, quand on voulait manger une bonne paire de pigeons bien gras, on allait la r6clamer 18 LA VENGEANCE DE MAMA chez Mm" Jean-Charles comme ayant d6serte le colombier. La brave femme s'executait. Elle aurait donn6 sans m6me ce pr6texte, mais il est toujours plus natural d'avoir l'air de r6clamer son bien que de demander un service. L'heure passait. Beaucoup de personnel, apres avoir pris le plt6 traditionnel et bu un verre, se retiraient pour revenir d6jeuner a midi. D'autres, n'ayant rien a faire en ville ou heureuses de trouver une occasion de ch6mage, se groupaient sous la galerie et conversaient bruyamment. Les jeunes gens, apres s'ktre multiplies pour servir les dames, marivaudaient maintenant avec elles dans les deux grands salons du rez-de-chaussee. On les avait debarrass6s de leurs gros meubles, car on devait y danser des l'apr6s-midi aux sons de la musique militaire. Daus la salle a manger, ouvrant sur la veranda de la cour, M. Josilus Jean-Charles, debout pres d'une merveilleuse table, faite d'un seul bloc d'acajou massif, insistait pour que son grant passat la journey en ville. L'autre refusait respectueusement. LA VENGEANCE DE MAMA 19 Laissez-moi partir, je vous prie. Depuis quelques jours, je suis inquiet. Je ne dois pas quitter 1'habitation. I1 me semble que quelque chose de pas natural se passe autour de nous... Enfin, avez-vous quelque indice ? Dites. Je ne sais rien. Alais c'est plus fort que moi, je sens, je flaire quelque chose. Une piste, quoi? On n'est pas maitre, vous savez, de ses apprehensions. Un rien suffit pour les faire naitre... Ainsi, hier j'ai rencontr6 ce miserable ivrogne, ce vaurien de Dokoue que nous avons fini par chasser, ne pouvant 1'amener a se corriger... Eh bien il m'a semble qu'il me regardait d'un air singulier, ironique... Ah si maintenant un regard d'ivrogne vous ebranle..... Je ne vous reconnais plus, mon bon Diaquoi. Ce miserable n'est pas seulement un ivrogne. C'est un sc6elrat et on raconte des choses..... Et puis, ce n'est pas tout ca. Un de nos moulins fonctionne bien lcntcmcnt, vous savez... Je ne veux pas que le vesou fermente..... Je pars, ma presence est necessaire au travail. 20 LA VENGEANCE DE MAMA M. Jean-Charles n'insista plus et Diaquoi prit cong6 de lui. Comme il franchissait le seuil pour aller chercher son cheval qu'il avait laiss6, dans le voisinage, chez une cousine de sa femme, un remue-m6nage se faisait dehors. Chacun se levait, saluant un cavalier, revetu d'un habit carre aux boutons et aux gallons d'or, qui, escort de deux officers etsuivi d'un guide, mettait pied a terre devant la balustrade. Bonjour, commandant Diaquoi, s'ecria le nouveau venu dans un rire familiar et sonore. Toujours populaire, n'est-ce pas ? toujours l'idole des ateliers ? Tous mes respects, secr6taire d'lItat. Mais ne vous moquez pas de votre serviteur... Le pauvre Diaquoi n'a aucune importance... En faisant son devoir, il s'applique simplement a ktre just, a etre bon, a ne pas trop mecontenter les gens..... Oui, j'entends... Une facon de me dire que nous ne sommes ni justes, ni bons... Toujours la critique de l'autorit6... D6ja M. Josilus, pr6venu, accourait. I n'atten- LA VENGEANCE DE MAMA 21 dait pas le secr6taire d'Etat. On lui avait bien envoy une invitation, par courtoisie, comme a tous ses collogues : on ne pensait pas qu'il viendrait. De fait, il expliquait que c'6tait en passant pour jeter un coup d'oeil, parce qu'on lui avait dit que jamais plus belle reunion ne s'6tait vue. II n'6tait pas fich6 de voir jusqu'a quel point le maitre de la maison 6tait aimed, combien il comptait d'amis. II disait cela en souriant I6gerement et on ne savait s'il n'y avait chez lui que mauvaiseironie. M. Josilus Jean-Charles s'empressait de lui offrir i boire. 11 refusait, mais demandait galamment a presenter ses hommages a M"" Josilus. Elle 6tait en ce mo- mont avec quelques jeunes filles et dames de ses amies, dans sa chambre du rez-de-chauss6e, spacieuse pi6ce qui donnait de plain-pied sur un joli parterre qu'elle soignait de ses propres mains. Comme elle soufTrait d'une excessive faiblesse des jambes, suite d'anciens rhuma- tismes, elle pr6f6rait cette chambre qui lui 6vitait la fatigue de l'escalier. Le ministry la compliment sur la reunion. Zulma, qui 6tait a LA VENGEANCE DE MAMA ses c6its, tressaillit a cette voix et, instinctive- ment, elle leva ses yeux vers l'homme. II la regard longuement, de cet ceil fouilleur, d6sha- billeur qu'il avait d'habitude pour d6tailler les femmes. Puis, accompagn6 de M. Josilus, il descendit dans la cour, admira la belle ordon- nance des tables, un peu plus loin s'arrfta aux 6curies ofi quatre betes de prix, dans leurs boxes confortables, hennirent doucement aux visi- teurs. Le ministry flatta de sa canne la croupe de miroir de I'tlalon gris d'Adhemar. Un frisson, un souffle, comme quand le vent plisse la sur- face de l'eau d'un bassin, court sur la robe du cheval. L'admirable bete! s'exclama-t-il. Voulez- vous la vendre? Elle n'est pas h vendre, ni les autres non plus. Ce sont nos cr6oles, n6s, dresses h Vesou- riche et nous v tenons. Ah! vous Rtes un homme vraiment heu- reux... La belle maison que celle-ci et la belle habitation que Vesouriche! Je vous remercie, secr6taire d'ltat, de LA VENGEANCE DE 31AMA vos compliments et je suis content que vous appr6ciez les efforts de toute une vie de la- beur. Savez-vous ce que vous devriez faire? I1' faudrait donner une fete au Pr6sident a Vesou- riche... M. Josilus ne rpondit pas... Refaisantle tour des tables, le ministry sortit de la court, retra- versa les salons et, saluant les assistants groups sous la galerie, il se remit en sell. Mainlenant, au pas de son cheval, il causait avec un de ses officers, a sa gauche. Celui-ci Rtait, dit-on, son ame damnne, l'homme qu'il chargeait de toutes les missions basses, le con- seiller occulte don't on prenait I'avis, quite a ne pas le suivre toujours. D6cidement, il faut en finir. Il ne pent pas y avoir ce foyer d'opposition, ce centre de rcsis- tance en face du gouvernement... Avez-vou s recu Ic rapport de Dokou6?... Oui, secr6taire d'atat. El bien! je vais donner l'ordre d'arriler, pour commencer, ce Diaquoi! Vous avez vu la 24 LA VENGEANCE DE MAMA fagon don't il p6rorait! Son quite, sa justice.. Je vais lui en donner de l'6quit6, de la justice Secr6taire d'ltat, je dois vous fair remar- quer que les denonciations de Dokou6 me sem- blent un peu frdles. Je voudrais les corser, les solidifier. Ce sera l'aflaire de quelques jours. Ce n'est pas la peine. Arretons-le d'abord... Mais si on est forc6 de le remettre en libert6... Perdez-vous la tite, mon cher? Un gou- vernement n'arrete pour remettre en liberty que lorsque cette solution fait parties de son dessein. Esl-ce que nous avons agi autrement depuis trois ans? Pourtant, ici, je vous ferai observer, secr6- taire d'.Itat, que la parties est grosse. La d6non- ciation pour 6tayer I'accusation, est d'un indi- vidu tar6, un ivrogne... Comment imaginer que Diaquoi ait fait de telles confidences a un semblable personnage? Et puis s'en prendre h Diaquoi, c'est attaquer A. Josilus Jean- Charles. LA VENGEANCE DE MAMA Justement, Diaquoi n'est que le pr6texte. N'ayez aucune crainte. Un hon juge d'instruc- tion mettra l'affaire au point. Hum! cet homme-la me semble tres fort, tres populaire. Mon cher, il n'y a pas de popularity pour un homme en prison... Vous voyez ce Josilus Jean-Charles, si orgueilleux sous sa fausse simplicity, insolent au point de ne pas r6pondre quand je lui disais d'inviter le Pr6sident h Vesouriche... Eh bien! quelques mois de fers, de secret le rendront souple comme un gant... Souvenez-vous de Cesarius Christophe, si arro- gant au d6but? Au mois de septembre, dans les chaleurs, tout nu dans la barre, il demandait grace. Ah! oui... Et le ge6lier lui repondait qu'il n'avait pas assez transpir6... Sans computer les interrogatoires de l'ins- truction, quand les juges sont a la hauteur de leur mission... Et lesn6tres le sont tous!... Je ne sais pas si ces tortures-line d6passent pas encore les fers et le secret... Nuit et jour, pas de repit LA VENGEANCE DE MAMA ainsi... Je voudrais bien voir Josilus Jean- Cnarles resister a ce regime! Cependant, Secr6taire d'lItat, il me semble que dans ce cas-ci nous devrions prendre quel- ques precautions. L'homme me parait tries maitre de lui, tr6s adroit... Excusez-moi, je n'ai pas votre savoir, ni non plus votre experience. C'est mon d6vouement qui me fait parler. Je ne vous en veux pas, mon ami... Mais, croyez-moi, ceux qui ont cr66 le systLme que nous tachons, tr6s imparfaitement encore, de meltre en pratique pour le bonheur de nos conci- toyens, n'6taient pas des sots... Ils le basent sur la peur et ils n'avaient pas tort, car c'est le vrai, le meilleur ressorl de la b6te humaine.. Prenez I'homme le plus brave du monde, le plus fier, a l'ame la plus inflexible. Jetez-le au sein d'une horde de sauvages, de cannibales, loin de toute esp6rance, bien persuade qu'il n'a i attendre aucun secours de qui que ce soit, que le monde ignorera m6me qu'il va finir dans le venture de ses... semblables. Forc6ment, il sera liche. II demandera grace, il criera misdricorde. LA VENGEANCE DE MAIMA 27 11 ne salt pas pourquoi il fait cela, puisque cela ne servira h rien : c'est la bete qui parole. 11 n'est mime pas besoin d'aller si loin... Jetez-le implement dans un cachot et r6ussissez h de- former en lui tout espoir, a empecher qu'aucun echo du monde ext6rieur lui parvienne. Au besoin, rendez son estomac, sa faim tributaires de votre caprice. I1 tombera graduellement dans la prostration, dans 1'avachissement. La bite seule vivra en lui, le dominera toute. L'homme n'est le roi de la creation que parce qu'il a tout asservi... un pur hasard... Si les animaux pouvaient prendre leur revanche!... L'homme tirerait Ic fiacre aussi docilement que le cheval... Avez-vous lu le voyage de Gulliver?... Mais vous n'avez pas besoin de lire, puisque vous avez la demonstration de ce que je dis la tous les jours sous les yeux... En r6alite, la flamme, l'essence, le resort sup6rieur, don't nous nous targuons tant, n'existe pas par lui-meme. 11 n'est qu'accident, ne subsiste que grace a des circonstances incidentaires...... Un vernis...... La peur a toujours raison de la loque LA VENGEANCE DE MAMA humaine, semblable a toutes les loques.L'essen- tielest de commander a la loque des autres. 11 y a un tas de gens qui n'ont pas d'autre profession dans le monde. Pour I'instant, c'est nous qui avons cette d61gation i Haiti. Je ne saisis pas tout tres bien, secr6taire d'Etat, car vous etes un savant, vous. Mais puisque vous le dites,il faut que cela soit ainsi... Oh! oui, je vous fais la un petit course de philosophic exp6rimentale comme si vous en aviez besoin. J'oublie que vous 6tes un prati- quant d'instinct... 11 est bon toutefois que tous les agents de l'autorit6 ne percent jamais de vue les principles tutelaires de notre adminis- tration... Passons h autre chose... Quelle 6tait cette jolie personnel qui se tenait aux c6t6s de Mm"" Josilus? Cristi! la belle creature! On en mordrait comme dans une peche de Kenscoff. Comment! vous ne savez pas, secr6taire d'Etat?... C'est l'ancienne fiancee de Labas- terre ... 1. Labasterre (Th6mistocle-Epaminondas), roman haitien, Ollendorff, 6diteur. LA VENGEANCE DE MAMA 29 De ce fou qui avait pris les armes, il y a trois ans, contre ]e gouvernement dans la rue des CUsars? Oui, secretaire d'Etat. La jolie fille! Je croyais que ces gens-la avaient disparu, n'existaient plus. On le disait et j'ai ete moi-meme fort etonn6 de voir cette personnel au service. Je suis str que c'est la premiere fois qu'elle va en ville depuis la mort de son fiance. En tout cas, nos regards se sont crois6s et je parierais qu'elle ne demanderait pas mieux que je la console. Ah! secr6taire d'Etat, je ne voudrais pas vous contrarier, mais h present que j'y pense je me souviens avoir entendu dire qu'Adh6mar, l'ain6 des Jean-Charles, la courtisait. Sa pre- sence au service laisse supposed qu'elle n'y est pas insensible. Bah! mon cher, vous ne vous connaissez pas en femmes. C'est un article qui m'est fami- lier, a moi. J'en ai tant brocant6 depuis trois ans!... Vous dites qu'Adh6mar lui fait la cour? LA VENGEANCE DE MAMA Raison de plus pour que la fille me plaise. J'ai aussi idWe que la victoire ne sera pas difficile. Et la morale, secr6taire d'Etat? Vous lui avez enlev6 son fiance... Nouvelle raison de plus : je lui dois une compensation... Je ne sais pas... Moi, je ne pourrais pas. J'aurais peur de cette demoiselle. Du reste, j'ai tort de m'inquikter. Je suis persuade que vous ne reussirez pas. Le ministry toisa ironiquement l'officier... Un sourire de confiance sardonique plissa sa face luisante, graisseuse. Il rassembla les renes, enleva son cheval tout en fredonnant une chan- son compose en son honneur, pour clehbrer ses exploits amoureux : Ce moin mime qui zandolit, !6 Nan poin boi moin pas 1l mount 1! L'escorte disparut a bon train au tournant de la rue. I. Je suis l'anolis, 11 n'y a pas d'arbre oi je ne monte! Trois ans, en effet, avaient pass depuis le jour ofi, sous le soleil de midi, la voisine secou- rable el M"e Corneille avaient transportL le corps de Labasterre chez sa mere... Elle etait, on s'en souvient, au lit, greloltante de fievre. A la voix cassee, Rteinte de M"me Corneille g6mis- sant dans la boutique : (( Assassins! Assassins! , elle sortit de la chambre, dans une torpeur d'in- conscience. Elle alla a la chaise, tira la nappe de calicot qui recouvrait le cadavre. Elle le regard attentivement comme si elle cherchait i recon- naitre qui c'6tait. Elle porta, elle report la main h son front a plusieurs reprises, palpa le mort longuement... Soudain elle se pr6cipita dans la rue, a peine vWtue comme elle se trouvait, d6- 32 LA VENGEANCE DE MAMA lirant : < La fin du monde! la fin du monde!... onde!... onde!... ) On court apres elle, on la ramena de vive force; 6cumante, hurlante, on la recoucha. Dans le lit, il fallut I'attacher, et elle vocif6rait, presque sans s'arrkter, nuit et jour: (c La fin du monde ... La fin du monde ... ) A la longue, quand, restee folle, elle d6ambu- lait sans fin par la ville, ce fut un gargouille- ment de mots, de sons rauques, gutturaux od 1'on percevait difficilement les dernieres syl- labes : onde! onde! onde! On n'eut pas h s'occuper des funerailles de Labasterre : l'autorit6 s'en charge. Quelques instants apr6s l'arriv6e du corps, des homes de police se pr6senterent a la maison avec deux forgals portant un cercueil de bois blanc. Sous les yeux sees de Mm" Corneille, brills au fer rouge, et don't les larmes n'arrivant pas a cou- ler, ne rafraichissaient pas la cuisson tortion- naire, on y mit le cadavre que les travaux forces charg6rent sur leurs tltes. On alla l'enterrer devant le cimetiere ext6rieur, sur le parcours du petit torrent qu'est a cet endroit le Bois-de- LA VENGEANCE DE MAMA 33 Chenes. Alors qu'il est encore une riviere, dans les hauteurs de Lalue, Epaminondas, enfant, aimait, on s'en souvient, a rover sur ses bords... On lui octroya ainsi come dernier asile un des lieux oi il est d'usage, a titre d'infamie, de d6- poser ceux qui se donnent volontairement la mort ou a qui l'autorit6 la done. C'etait dans la charitable intention d'6pargner au people une emotion inutile, par le spectacle intempestif des fundrailles, qu'il en avait W6t d6cid6 de cette facon. Une heure apres tout 6tait fini. Les for- gats, sous la garde des soldats, s'en allerent apres avoir nivel6 le terrain. Sur la place qu'on voit devant le cimetiere, a c6t6 du caf6 tres achaland6 : ( A la Petite Larme ), of, chaque apres-midi, apres les con- vois, on s'arrete pour prendre un grog ou un punch frais, il y avait une pauvre maisonnette d'aspect minable, branlant. Sous la galerie aux trois quarts depav6e, comme si une 16pre l'avait rong6e, deux barils de farine vides 6taient pos6s de champ, h cot6 1'un de l'autre. Dessus, une planche ou plut6t le battant d'une porte hours 34 LA VENGEANCE DE MAMA d'usage. Et sur cette sorte de table des piles d'avocats, de patates, d'oranges sires ou douces, de citrons, une boite entamee de harengs saurs fumes, quelques balais, au long manche, ap- puy6s sur la palissade tout contre l'6talage, constituaient le stock de la boutique. La vivait la femme de Numa Bigaille, l'ancien secr6taire de r6daction, le factotum plut6t, de Labasterre a son journal La Rdforme. Celle-ci, forte ma- trone qui prenait gaiement sa misere avec les trois marmots qu'il lui avait donn6s, h l'aide de claques sonores, fr6quemment r6p6tees, obli- geait son homme a descendre en ville chaque maLin chercher, cofite que coite, du travail. Au- trement, sans volontW, tout flasque, il serait rest au logis mangeant le fonds de commerce. Ce midi-la du banquet de la Presse, il Rtait rentr6 boulevers6, racontant le drame a sa femme au moment meme ofi les soldats arri- vaient avec le corps... Quand ceux-ci furent parties, elle mit une pelle aux mains de Numa Bi- gaille et lui ordonna de marcher... Ils fran- chirent le point jetL sur le petit torrent devant LA VENGEANCE DE MAMA le cimetiere, citoyerent le mur exterieur et arriverent a la fosse fraichement ferm6e. La, Numa Bigaille, avec la pelle, rassembla la terre 6parpill6e tout autour, 1'empila, la butta h coups r6pel6s du dos de l'instrument... Puis, la femme entra dans le cimetidre et en ressortit une mi- nute aprds avec quelques branches de imdici- nier barachin et de loup-garou, plants qui poussent aussit6t qu'on les met en terre. Elle les enfonca, pour bien la marquer, aux deux extremits de la fosse... Quelques mois plus tard, I'autorit, a la sollicitation de M. Josilus Jean-Charles, pouss6 par son fils Adh6mar, vou- lut bien consentir qu'on y 6levat un carr6 en briques... Sur un morceau de marbre, encastr6 au milieu, on grava simplement le nom du d(eced... Souvent, le matin, on apercevait une vieille, pieds et tete nus, les cheveux en d6sordre, i la diablesse, accroupie sur la tombe. Aussitot (qu'on l'approchait ou m6me qu'elle sentait qu'on la regardait, elle s'enfuyait, bredouillant : La fin du monde!... onde! ode! onde! Chaque lundi, le petit carre de briques ktait 36 LA VENGEANCE DE MAMA jonch6 de fleurs. Ce jour-la, MNi1 Zulma, aux premieres heures, venait visiter son fiance. Numa Bigaille alors s'avangait, retirait son cha- peau et, sans parler, tenait compagnie a la jeune fille agenouillee et priant. Maintenant elle 6tait orpheline et habitat chez sa marraine, au Fort Saint-Clair. Car Mmi Corneille n'6tait pas sortie de sa prostration apres la mort de son future gendre. Elle n'avait plus parole, au point de croire qu'elle avait perdu la voix, refusant aussi de manger ou a peu pres, ne s'int6ressant a quoi que ce soit, passant toute la journey assise dans un coin, les poings a la machoire. Elle s'6tait tleinte ainsi, un mois apres I'ev6- nement, sans geste, sans cris, solitaire, hors de la vie depuis longlemps. Trois ans s'6taient done ecoules depuis le tra- gique banquet... Oh! ces trois ans... Ils avaient vu l'6panouissement du plus affreux regime po- litique qu'on put rever : la tyrannie et la cor- ruption associ6es pour asservir un peuple... Ministre de l'Interieur, gouvernant les Chambres par ses creatures qui les peuplaient, I'opinion LA VENGEANCE DE MAMA publique par la parodie burlesque de la liberty de la Presse car, revenue de sa premiere im- pression, il subventionnait deux ou trois jour- naux, lesquels chaque semaine caricaturaient outrageusement la discussion des int6erts so- ciaux Tl16maque, devenu l'homme indispen sable, sup6rieur, disposait, sous la rubrique de frais de police, d'un veritable budget de corrup- tion national. L'espionnage, qui trop souvent, a d'autres 6poques, avait paru ktre une des assises fondamentales de la R6publique, Mtait devenu avec lui une institution d'6tat impor- tante. Cette institution n'aidait pas seulement, elle 6tait la clef de vofite de l'edifice... On dressait chaque mois la feuille des espions comme on dressait celle des employs et des fonctionnaires publics. Celle-ci 6tait tres irr6gulierement payee; celle-lh ne souffrait pas de retard. Dans les fa- milles, on vivait dans l'apprdhension perp6tuelle de ces tdmoins qui, introduits au foyer domes- tique, sous la forme dela cuisiniere ou de la m6na- g6re, d6nongaient a l'autorit6 les moindres pro- LA VENGEANCE DE MAMA pos, le silence meme, comme autant d'aLtenlats ou de pr6somptions d'attentat. Il y avait desmots, ceux finissant en tion, par example, qu'on 6vitait de prononcer de crainte d'etre soupconn6 de ,s'entretenir de conspiration, de rdvolution... De la & trainer en prison un paisible ciloyen, h l'y laisser des mois sans l'interroger, A le renvoyer chez lui dans le paternel espoir que ]a legon lui profiterait, il n'y avait que l'6paisseur d'un che- veu. Parfois aussi on enlevait le fils, a peine sorti des classes ou y allant encore, pour l'em- barquer, comme soldat, vers une garnison lointaine. Quand on voulait faire les choses plus 16galement, on confrontait la victime avecle d6nonciateur dans le cabinet meme di ministry. Cependant c'Rtait rare : le ministry a, ant trop h faire, meant de front ses plaisirs et les affaires publiques, n'avait pas le temps de s'arr8- ter a ces bagatelles. En principle, les agents secrets 6taienttoujours crus. Au Bord de mer, l'un d'eux surlout 6tait la terreur des commercants. On l'appelait Gepdtd, ce qui, en creole, veut dire : ceil crevc. En effect, LA VENGEANCE DE MAMA 39 il n'avait qu'un ceil et il pr6tendait que cet ceil n'avait pas son pareil, dans la corporation, pour d6couvrir un conspirateur a dix lieues a la ronde. C'6tait aussi l'opinion de ses chefs. A son approche, les gens se dispersaient ou se lan- Qaient dans des louanges hyperboliques du pr6si dent... G6p6te s'arrktait au seuil d'un magasin. Son ceil unique virevoltait plusieurs fois dans 1'orbite. Son rictus sardonien d6couvrail ses longues dents blanches, enchass6es dans le rouge sanglant des gencives. Sa haute taille se redressait. De la gorge, il tirait quelques : Hum! Hum! Puis, plongeant le bras, pris de la porte, dans le boucaut de tabac entam6, il en d6tachait cinq ou six des plus belles t6tes... Sur l'6tag6re, il prenait une bouteille d'huile ou de cognac, selon ses besoins du moment, et s'en allait, continuant ses tournees de surveillance dans les autres magasins. Personne ne resis- tait, car on le savait puissant, regu au Palais, des le petit matin, au rapport. Des personnages consid6rables, des journalists bien pensants, vantant, hebdomadairement, le bonheur d'Haiti, 40 LA VENGEANCE DE MAMA ddnonces et confronts avec lui, avaient eu de la peine a 6chapper h la prison... Dans toute la Republique, le meme regime de denonciation fonctionnait. Aussi Port-au-Prince 6tait plein de gens suspects qu'on y amenait des provinces et a qui on donnait la ville pour de- meure, quand leur cas 6tait v6niel. Autrement, on les emprisonnait, souvent sans leur dire le crime don't on les accusait. Des cites comme Jac- mel, J6ermie, connues pour leur esprit ind6pen- dant, cultiv6, frondeur au dire des espions, virent nombre de leurs citoyens les plus no- tables trains ainsi i la capital. Comme resultat de ce system, une grande misere couvrait peu a peu le pays. Les flatteurs, les favors, remplissant toutes les places, ne se gcnaient guere pour mettre les finances de l'Itat en coupe r6glhe. Les revenues publics ayant baiss6 ainsi de moiti6 par le coulage des douanes, les petits employes n'6taient presque plus pays : la portion encaiss6e devenait h peine suffisante pour satisfaire les appteits et les besoins du pouvoir. T6lemaque ne cessait de LA VENGEANCE DE MAMA r6clamer quotidiennement des subsides de son college des finances pour le maintien de la sd- curite publique, menacant de le rendre respon- sable, devant le Pr6sident, du moindre trouble qui eclaterait, faute d'argent. Ah! cette s6curit6 publique, que de sacrifices elle exigeait!... Quel bon dos elle avait aussi! C'6tait elle qui supportait naturellement tout le poids de I'immoraliLt que le ministry promenait de plus en plus dans les families. Car, acculees h la misere, les peres et les fils pour la plupart au service de l'Etat ne pouvant leur venir en aide, les femmes deve- naient une proie facile a sa lubricitL : en m6me temps que ses espions politiques, il avait des pisteuses d'amour h ses gages. Elles lui signa- laient les jolies filles h peine puberes, les spouses lasses de souffrir. Peu h peu une 6norme gan- grene envahissait le pays soumis, muet... Ex- t6rieurement, rien qui pht faire soupconnerqu'il ressentit, qu'il comprit l'indignite sous laquelle il succombait. I1 semblait r6sign6, docile. Pas une flamme, pas la plus petite fum6e pour r6v6- ler que l'ancien cratire r6volutionnaire n'Rtait 42 LA VENGEANCE DE MAMA pas Rteint, bouillonnait encore quelque part dans les profondeurs sociales... Le pouvoir semblait done justifi6 a s'applaudir de son habilet6 : la misere 6tait d6cid6ment un excellent moyen de gouvernement. Elle ancmiait, elle matait ce people, jadis si turbulent. Cependant l'observateur T6elmaque ne pouvait l'Ftre, car observer est non seulement un don toujours rare, mais difficile meme, quand on l'a poss6dW, a conserver dans la puis- sance absolue aurait pu remarquer un tra- vail latent, sourd qui se faisait graduellement dans le pays, a Port-au-Prince surtout. Ce tra- vail avait peut-ktre commence, dans cette ville, des le lendemain du drame de la rue des CUsars. II s'ignorait assurement lui-meme a ce premier moment; mais depuis dix-huit mois il 6tait de- venu d'une force, d'une puissance conside- rables. Malgr6 les argus de la police, il grandis- sait, se d6veloppait, en dessous, cache, visible seulement pour les inities... La mort violent d'tpaminondas Labasterre, a part I'horreur ins- tinctive, si prudemment dissimulke par la peur, LA VENGEANCE DE MAMA qui s'y 6tait attache, semblait, au premier coup d'eil, devoir rester sans action effective sur notre 6tat social. Sans doute, elle avait Wte le point de depart du regime oppressif qui pesait sur la Republique. Toutefois ce regime 6tait dans la pens6e initial du pouvoir et le meurtre ne fut que l'occasion attendue pour sa mise en pratique. Or, rien n'6tait venu d6montrer dans la suite que le people en gardAt le ressentiment, rien n'avait indiqu6 qu'il dft avoir une impor- tance quelconque sur la stability publique... Dans les jours qui suivirent, quelques impru- dents, vite ramenes a 1'ordre, avaient peut-6tre essay de d6montrer, en leur attitude r6serv6e, en des mots restrictifs, leur compassion et leur pitie. C'6tait bien insignificant. Du reste, com- passion, piti6, quest cela? Sentiments sans con- sistance, passagers, coutumiers de ceux qui sont d'avance r6sign6s. Non, en verite, ni Td- lemaque, ni personnel ne paraissaient se souve- nir qu'il y avait eu, trois ans auparavant, un jeune homme fusill6 pour avoir cri6 : Vive la Constitution! LA VENGEANCE DE MAMA Pourquoi, au surplus, s'en souviendrait-on? Le cas s'6tait presented plusieurs fois djai, meme pour des gens qui n'avaient rien cri6 du tout; il n'avait pas beaucoup trouble la quietude des gouvernants. Les cadavres troues avaient pourri tres tranquillement dans la terre. Eux, ils avaient continue a saluer chaque matin la ma- jest6 du soleil, a jouir de la vie, a embrasser leurs femmes, leurs enfants sans penser aux femmes, aux enfants, qu'ils rendaient veuves ou orphelins. Si on les renversait un jour, cela ne semblait jamais en punition du sang vers6, plu- tit simplement parce qu'il 6tait temps de les remplacer par d'autres. Alors, comme effet ora- toire, dans les proclamations au people, on rap- pelait ce sang-la. 11 devenait une encre d'inspi- ration pour nos bonnes plumes r6volutionnaires. L'Histoire, certes, les condamnait, a ce qu'elles affirmaient gravement. La condemnation de l'Histoire!... Ah! elle devait terriblement les goner. T616maque n'avait absolument aucune inquie- tude. Appuy6 sur l'arm6e de ses espions, sem6s LA VENGEANCE DE MAMA 45 dans tout le pays, sur la corruption qu'il avait introduite dans les families, sur la peur qui b]- tonnait tout le systlme, sur la confiance aveugle du President qui ne voyait que par ses yeux, il se f6licitait d'avoir fond6 un gouvernement v6ri- tablement fort, un gouvernement scientifique, proclamait-il avec emphase, c'est-h-dire qui fai- sait agir les touches les plus vibrantes de l'ame humaine : la crainte et I'interet. II avait toute s6curit6 et il se trompait. Brutus, I'homme de Pharsale, declamant. Vertu, tu n'es qu'un nom! n'etait qu'un rh6teur vaincu et surtout un fort vilain monsieur qui pritait de l'argent usurairement aux ils de fa- mille de son temps... Il ne faut pas faire notre heros meilleur qu'il ne fut an fond : il n'est pas sir que Labasterre tombant au cri de : A has la tyrannie! n'eOt pas d6voil6, arrive son tour et comme le lui avait dit T61maque, un tres hono- rable tyran. Rien n'est plus human, on le sait, que de reclamer la liberty quand on n'est pas au pouvoir. Quand on y arrive, on opprime, parce que, d6clare-t-on doctement, l'inter6t du people 46 LA VENGEANCE DE MIAIA veut que l'ordre public ne soit pas trouble. Cela simplifie la discussion... Quoi qu'il en soit, et cette fois ce fut remarquable, le sang d'lpami- nondas Labasterre qui, ext6rieurement, a regar- der les choses a la surface, semblait avoir could comme ces sangs-la coulent d'habitude : sans grande importance, ne fut pas sterile. Quelque chose d'obscur, qui devait grandir de lui-mdme, s'dleva lentement dans l'ame de ses conci- toyens. Ils se reprocherent, comme un crime, de l'avoirabandonnd. Ils se complurent d'entre- tenir, de nourrir ce remords de leur couardise passe comme s'il devait peu h peu les racheter a leurs propres yeux. Ils firent de lui, mort, le drapeau, le repr6sentant d'une idee noble, gran- de, a laquelle ils habituerentleurs timidit6s: celle de la lutte a outrance contre la tyrannie. 11s ou- blierent, surtout les gens d'Age, ce qu'il y avait de thiatral, de conventionnel, d'inqui6tant dans sa maniere. Et puis, il 6tait si jeune! 1ls avaien tbesoin d'un h6ros; ils le parerent de toutes les vertus don't il fallait que l'idole ffit ornee! A travers les d6boires, les ignominies qu'ils subis- LA VENGEANCE DE MAIMA saient, ils furent aises de trouver une sorte de culte a rendre h un martyr. II devint alors un symbol. Ce symbol suffit pour donner a tous ces jeunes gens ce qui leur manquait, a eux aussi bien qu'h Labasterre : une tres grande sin- c6rit6 de sentiments, une grande simplicity a exprimer ces sentiments, un d6sir de sacrifice tranquille h les appliquer. Une brusque maturity surgit en eux. Ils m6diterent, comme couron- nement, une revolution qui serait la vraie, la derniere, la transformation radical de nos vieilles, absurdes institutions d6cr6pites, non un simple trompe-l'oeil, un changement de per- sonnes. Oblig6s de se taire, ils se replierent sur eux-memes. Ils hairent la phrase d'ofi l'idee 6tait absente. Ils reverent de programmes autre- ment que sur du paper et pour l'6bahissement des badauds. Leur esprit s'ouvrit, comme si un 6clair illuminait soudainement leur cerveau, a la contemplation precise, rigoureuse de laVerite. Jusqu'ici la jeunesse haitienne de 1'dpoque - n'avait connu qu'un moyen de se signaler : d6marquer les journaux, les revues de la mille- LA VENGEANCE DE MAMA naire Europe en belles tartines oft les mots de liberty, de patriotism revenaient h chaque ligne. Les gens qui parlaient et ecrivaient aussi ma- gnifiquement courbaient la t6te docilement de- vant le moindre tyranneau outyrannisaient sans scrupule a leur tour. Ainsi on s'admirait et on s'imitait A l'envi depuis des g6n6rations. Bana- lit6s, mensonges, duperies, on ne sortait pas du fumier traditionnel. Quant a rfl6chir serieuse- ment, utilement aux maux du pays, h signaler, en d6pit des situations acquises, ce qu'il fallait reellement pour le sauver, on n'y songeait pas. Ce n'6tait pas le cliche d'usage. Voilh maintenant qu'un strange, qu'un origi- nal travail de pens6e s'accomplissait.Voila qu'on reconnaissait que ni les Constitutions, ni la liber- te de la press, ni la liberty de reunion, ni aucune liberty ne pouvaient Utre en sfiret6 avec un tel 6tat social... Toujours des Labasterre paieraient de leur vie leurs g6n6reuses illusions... Le joug est insupportable, se dit-on cette fois. Brisons-le, mais pour rendre impossible trds sdrieusement son retour. Otons-lui son seul, son unique sou- LA VENGEANCE DE MAMA 49 tien... Ou si nous n'y sommes pas r6solus, n'allons pas grossir inutilement la listed des cons- pirateurs heureux qui n'ont eu en vue que le d6crochage de la timbale et non le bonheur reel de la Patrie... Mais on 6tait decid6, bien decide. Ce fut sous la haute impulsion de M. Josilus Jean-Charles que cette transformation morale s'accomplit. Nul homme, mieux que lui, par l'exemple de toute sa vie, par la facon pratique, math6matique don't il avait Mlev6 ses fils, ne pouvait entreprendre et r6ussir semblable evo- lution. Sur la grande route du Cul-de-Sac, M. Josilus Jean-Charles et Adh6mar, parties de la ville des I'ang6lus, allaient bon train. Les chevaux c6te a c6te, dans leur amble allong6, fumaient l6gere- ment. De temps en temps, ils buttaient, non par d6faut de siret6 des jarrets, mais parce que la huitaine d'avant il avait plu beaucoup et que les lourds cabrouets a bceufs avaient creus6 dans la terre de profondes ornieres. Durcies au soleil, elles restaient dans le chemin comme de grandes rigoles of I'on tr6buchait. Relev6es vivement, les vaillantes bUtes reprenaient tout de suite leur march une second arret.e. Les 6toiles commencaient a pAlir. Parfois, comme tire par un fil invisible, l'une d'elles se LA VENGEANCE DE MAMA 5jl detachait en fliche et disparaissait de la vote du ciel. Ch et lh, sur l'horizon de la plaine, des blancheurs naissantes s'affirmaient. Ce n'6tait pas le r6veil, mais dja l'aube myst6rieuse qui precede la venue du jour... Un came profound, a peine coup du clairon d'un coq r6veille par le pas des chevaux sur la route, enveloppait la terre endormie dans son repos laborieux. Des deux cot6s, h l'abri de leurs cl6tures de pieux entrelaces, les immense champs de cannes se continuaient a perte de vue. Le vert intense, bien pres du bleu fonce, de leurs feuilles visible dans le cr6puscule, sem- blait former un long tapis d'esp6rance deroule a l'infini. Dans un souffle a peine sensible, les tiges flexibles, gracieuses, s'inclinaient en un murmure de confidence, mollement les unes sur les autres. L'air 6tait satur6 de celte senteur sp6ciale aux guildiveries, faite de vesou, de rape, de bagasse brfil6e. Cela emplissait les na- rines, les poumons, les v6tements, se collait a la peau comme une vivifiante essence de travail et de force. Devant quelques habitations, deux LA VENGEANCE DE MAMA ou trois cabrouets d6tel6s obstruaient un cobt de la route de leur lourd timon en tra- vers. Les chevaux pointaient en arrivant des- sus. On prit a gauche, contournant de vastes spaces en friche, couverts de bayaondes, de camppches, de lataniers. La, plus de cl6tures, plus de toits de chaume ofi reposer la vue. Le si- lence encore : que different pourtant de celui que l'on quittait! L'un 6tait le sommeil indispensable a la reprise, au r6veil de la vie; celui-ci 6tait la solitude, l'abandon... Ah! soupira M. Jean-Charles mettant son cheval a un pas moins allong6, notre plaine chaque jour perit un peu plus... Ofi est l'6poque des Lespinasse, des Lacombe, des Nau, des Despuseau, des Lilavois, des Prophete, des Ri- boul ain6? C'est vrai. Mais pour nous, pore, nous n'avons pas h nous plaindre : Vesouriche est une excellent affaire. I1 est certain que si le gouvernement aidait un peu l'industrie sucriere a d6fendre le march int6rieur, qui existed a LA VENGEANCE DE MAMA 53 peine, on ferait davantage de sucre et moins de tafia... mais avec ces gens I Je ne parole pas de nous. C'est vrai que nous ne sommes pas a plaindre... Ce qui me navre, c'est de voir toutes ces belles terres abandonn6es ou rendant a peine quelques barriques de tafia et quelques calebasses de gros sirop... Regardez... Quelle desolation, quelle tristesse! C'est partout la meme chose dans tout le pays, mon pere. II faut des bras a l'agriculture et on les enleve pour le m6tier militaire, du moins pour ce qu'on appelle de ce nom... Quand on nous les rend, ils viennent porter le trouble, le disordre dans nos ateliers avec les habitudes de paresse, d'ivrognerie qu'on a fait contractor a ces malheureux. On ferait mieux de les garder. Mais l'autorit6 sait bien ce qu'elle fait. C'est voulu... Savez-vous qu'on a pris a Vieux-Moulin tous ses cabrou6tiers samedi dernier au portail Saint-Joseph, au moment d'entrer en ville? Les cabrouets, charges de tafia, sont rests des heures entieres livr6s h eux-memes jusqu'a ce que, pr6venu par un passant, le propri6taire ait LA VENGEANCE DE MAMA pu trouver quelques hommes pour les conduire a son d6p6t. Le recrutement est le prktexte : le motif vrai, c'est qu'on a d6nonc6 l'atelier de Vieux-Moulin comme mal pensant. Patience, mon pere, notre tour viendra puisque vous ne voulez pas vous d6cider... D'abord, mon ami, parlez plus bas. Bien qu'une route publique soit encore le meilleur endroit, dans ces temps-ci, pour converser de ces choses, parlez tout de meme plus bas... Je vous l'ai dit, je l'ai r6pWt6 a vos amis, jamais je ne consentirai a donner le signal du movement contre ce miserable gouvernement s'il n'est pas solennellement entendu que ce qui doit le rem- placer ne sera pas sa continuation. Pas de nou- velle revolution, si la nouvelle revolution ne doit pas amener la fin du gouvernement mili- taire qui, malgr6 lui, en dehors de tout, est, par son essence meme, un gouvernement despo- tique. Le chef peut Wtre accidentellement bon, mais ce ne sera jamais qu'un accident. Ces acci- dents-la sont malheureusement rares dans notre histoire. Mime avec ce chef peu probable, les LA VENGEANCE DE MAMA 55 libert6s publiques resteront a la merci du moindre caprice, ne tiendront qu'h un fil. Cela n'est-il pas triste? Et pourtant ne nous 6crions- nous pas sans cesse : Mettons notre confiance dans les institutions et jamais dans les homes? Nous ne sommes, helas! que contradictions... C'est cette fatalitL qui a pes6 sur toute notre histoire. Or, jusqu'ici je vois des hesitations, des restrictions chez mon vieil ami le general Lafo- lette qui, conjointement avec moi, doit prendre la direction du movement. II parole d'6tat social a manager, d'habitudes enracinees, de tradi- tions a respecter, il invoque enfin toutes les rengaines qui ont berc6 ma jeunesse, qui percent la v6tre, qui berceront, je le crains, bien des g6n6rations encore... Jamais je ne me mettrai dans une affaire qui n'aura pas pour programme sine qua non de ramener le regime militaire i la place qu'il doit occuper ici. Nous aurious di y songer aussit6t apres la guerre de l'lnd6pendance. Cela nous aurait 6pargn6 toutes nos guerres civiles. L'arm6e n'est pas une car- LA VENGEANCE DE MAMA riere chez nous puisque le premier venu, par la grace d'une revolution, peut s'improviser g6- n6ral. Personne ne trouve cela extraordinaire. Il semble que le gouvernement du bon plaisir ne pent s'exercer valablement que sous I'auto- rite d'un costume militaire. Voilh l'honneur que l'on faith l'arm6e. Lafolette, tout le premier, en g6mit, lui qui lentement, un a un, a conquis tous ses grades... Nous pensions tous que cette question 6tait r6solue avec lui. En principle, nous sommes d'accord; la pratique l'elfraie. II a peur que ce programme ne nous aliene les militaires, non pas les vrais, mais les exploiteurs, ceux quivivent de la magie de ce mot: l'armee! Pourtant, combien beau serait le r6le de ce veteran qui a men6 la vie dUre du soldat, mange dans la gamelle, couches dans les fondri6res de nos routes, de proclamer la necessit6 du gouvernement civil pour nous sauver? Qu'un coeur aussi loyal, aussi franc, aussi 6nergique h6site ainsi, c'est ce que je ne comprends pas. Pour moi, je pr6fire Wtre la LA VENGEANCE DE MAMA 57 victim de Tl66maque que de renier ce pro- gramme : ou le gouvernement civil devra rem- placer celui-ci, ou ce n'est pas la peine de changer. Toute la jeunesse, pere, est d'accord : on ne reverse pas une tyrannie pour en 6riger une autre. Notre ami est mort pour la liberty de la Presse, pour la liberty de reunion, pour la liberty du suffrage universel..... Nous n'apaiserons son sang, que nous avons jur6 de venger, que par la conquete et l'application de tous ces biens..... Comment le pourrions-nous avec le system militaire qui est le regime de l'obeissance pas- sive, s'exercant au-dessus de tous les acles de la vie civil? 11 n'y a qu'a se passer du general Lafolette. Ce n'est pas comme general, en provision d'une lutte, que je tiens h I'avoir. C'est surlout parce que c'est un homme de clairbon sens, de palriotisme 6prouv6, un homme qui a pass par l'6colede 1'exprience. Croyez-moi, c'est l'homme qu'il faut pour la reussite de notre oeuvre. Je ne parole pas seulement du renversement de cet LA VENGEANCE DE MAMA execrable regime. Je parole de l'autre, la grande oeuvre, celle qui devra d6finitivement fonder le bonheur social. C'est une chance que cet homme soit g6n6ral, general qui a d6but6 par Wtre soldat, ce qui est l'exception. Car c'est lui qui, sorti des rangs de 1'arm6e, parlera a l'arm6e. C'est cet homme qui sera notre Washington. Et personnel ne contredira quand il aura condamn6..... Patien- ce, mon fils. Je causerai avec lui ces jours-ci et quand il aura dit nettement : oui, nous marche- ronS..... Dieu veuille, mon pare, que ce ne soit pas trop tard..... Enfin, on attendra..... Je dirai h nos amis qu'il faut attendre encore..... Le silence se fit durant quelques instants. Puis le jeune homme reprit : I1 faut, mon pere, que je vous demand votre acquiescement a un project que j'ai form&. J'aime Ml11 Zulma et je voudrais en faire ma femme. Mon cher ami, je m'en 6tais apercu et vous ne m'apprenez rien de nouveau. Je n'ai nulle objection h ce project. C'est une jeune fille LA VENGEANCE DE MAMA 59 accomplie, que le malheur a ennoblie. Je serai tres heureux qu'elle soit ma bru. D'un autre cbt6, son sort m'int6resse vivement, et depuis la mort de sa mere j'ai souvent pens6 a ce qu'il avait de precaire. Vous faites tres bien, mon cher Adhemar. Puisqu'il en est ainsi, pere, des demain j'irai voir MiWe Corneille. On sortait des zones en friche. Le jour 6tait tout a fait venu. Le chemin se deroulait mainte- nant entire les haies basses de campeches, entire les pieux entrecroises des cl6tures. Dans le lointain, la paille grise des toits de chaume mar- quait dans le vert fonce des plantations. Des paysannes, au seuil de leurs portes, un gobelet d'eau en main, se gargarisaient longuement, se mouillaient les yeux de leurs doigts maintes fois trempes dans le vase. D'autres, tout en vannant un coui de mais, de leurs lkvres forte- ment ouvertes, lancaient de vigoureux : Pi!... Pi!... Pi!. A cet appel, les poules, battant des ailes, sautaient des arbres voisins. Un troupeau (te pintades, tout en picorant le petit mil jet6 a LA VENGEANCE DE MAMA pleine volke par leur gardeuse, tournament sans cesse de droite et de gauche, leurg tWtes 6troites et bariol6es. Elles manifestaient leur inquiNte agitation dans de brefs : tokouaille! tokouaille! La nature s'6veillait ainsi, ramenant les occu- pations matinales des m6nageres. Les homes reposaient encore dans l'int6rieur des cases, attendant que le caf6 filt pret. M. Jean-Charles et Adh6mar saluaient les femmes d'un bonjour familier... Elles r6pondaient en riant, montrant leurs dents 6clatantes, des dents de paysannes robustes et saines. Sur la route, le sol, par en- droits, etait covert, pele-mile avec des feuilles d6ss6ch6es, d'6pais detritus de cannes ayant pass au moulin et qu'on avait donn6es aux ani- maux en pAture... Le vesou, la bagasse, la rape se respiraient plus que jamais. Is enveloppaient tout le pays comme d'un encens, a l'invisible combustion i cette heure, de travail et de f6condit6... Ah! voila Vesouriche, s'6cria Adh6mar. Les chevaux d'eux-mtmes prirent le galop, human I'air vif des profondes cultures. L'im- LA VENGEANCE .DE MAMA mense plantation s'etendait dans sa cl6ture, correctement eftretenue, de pieux plants en terre surcharges de pieces transversales, forte- ment attaches par des lines, la bouese, come nous disons. Des deux c6t6s de la route, et afin de la maintenir en bon 6tat, un large canal courait pour l'coulement des pluies. Tandis qu'Adhlmar suivait le milieu du chemin, M. Jean-Charles fit sauter le foss6 h son che-- val et, au pas, examine ses entourages afin de signaler au grant les endroits oil la bouse meritait d'etre renforcee. L'orgueil du proprie- taire brillait dans ses yeux en regardant ces champs si parfaitement soign6s, car Vesouriche n'6tait pas seulement une plantation de cannes. C'6tait aussi, mais en moindre parties, une plan- tation a vivres : le mais, la patate, la banane, routes les especes de pois du pays s'y recoltaient alternativement. Les manages, au nombre de vingt-cinq a trente, qui vivaient dans le domaine, 6levaient des poules, des moutons, des cabris, des pores, tout ce qui 6tait n6cessaire a leur consommation quotidienne. Une petite 6picerie, 62 LA VENGEANCE DE MAMA 6tablie par les soins de M. Jean-Charles, d6bitait, aux memes prix que ceux de la ville, des comes- tibles de premiere quality. Tous les deux jours, on avait du pain frais fabriqu6 sur les lieux. Le cultivateur n'6tait done pas d6tourn6 de sa be- sogne et ne perdait pas son temps en allies continuelles au dehors. Le samedi seulement il se rendait la ville ou sa compagne pour porter aux marches 1'excedent non consomme de son jardin et de sa basse-cour. Cependant les cavaliers arrivaient a la porte charretiere de Vesouriche. Elle 6tait encore fer- mee, mais dans la cour le commandant Diaquoi, la pipe a la bouche, se promenait de long en large, les mains derriere le dos. Aussit6t qu'il les apercut, il se precipita a leur rencontre et fit basculer la barre de bois qui retenait les deux battants. Les cavaliers mirent pied a terre. Ah! Diaquoi, s'exclama M. Josilus Jean- Charles, la belle journDe! Les moulins ne se plaindront pas; ils mangeront largement, au- jourd'hui. Comment va le travail? Pas de ralen- tissement? LA VENGEANCE DE MAMA Non, monsieur. Tout va bien. La canne est de belle venue, lourde et riche... Savez- vous que notre piece de Pti'Raque a donned, en comptant la derniere, jusqu'h sept coupes successives? mais je vais la faire replan- ter. Diable! sept coupes, le dernier rendement ne doit pas Itre fameux. D6trompez-vous, monsieur... vous verrez au bac ofi il attend... A propos, Diaquoi. Et vos craintes de l'autre jour? Vous en 6tes-vous d6barrass6 ? Au contraire. I1 m'est parvenu que ce chien de Dokou6 a dit qu'avant longtemps il y aurait du nouveau ici. Vous savez aussi qu'il y a eu un commencement d'incendie dans les cannes a Mirette? Je suis persuade que c'est le fait de la malveillance. Aussi ai-je fait cara- biner deux ou trois sentiers trop loin de notre surveillance. Et je ne dors que d'un ceil. Je n'ai pas a vous blamer, mon cher ami, de vos precautions; quoique je pense que rien ne les motive. Cet incendie peut el.re le fait d'un 64 LA VENGEANCE DE IhAMA accident... Toutefois, 1'exces en ce genre ne null pas. Les trois hommes, tout en causant, se diri- geaientvers la maison qu'on voyait au fond. Elle n'avait rien de remarquable. Elle n'6tait form6e que d'un vaste rez-de-chauss6e divis6 en six pieces assez grande. Longtemps, elle avait et6 habit6e par M. Josilus et sa femme : leurs trois enfanis y 6taient nes. Aujourd'hui le comman- dant Diaquoi y demeurait avec sa femme, mais il n'avait pas d'enfants. Mme Diaquoi, qui va- quait aux soins de son manage, accourut A l'ap- pel de son mari. Elle fit entrer les hommes dans le salon et demand i Adh6mar et h son pere s'ils n'avaient pas encore bu leur caf6. Is la remercierent, car ils n'auraient eu garde de quit- ter Port-au-Prince sans prendre, au pr6alable, le precieux viatique. On causa un instant. Puis les deux hommes passerent dans leurs chambres pour enlever leurs eperons, deposer leurs gants, leurs fouets et endosser le costume habituel de coutil qu'ils revetaient quand its passaient la journey ~ Vesouriche. Diaquoi les avait d6ja LA VENGEANCE DE MAMA quitt6s pour aller mettre en branle la grande cloche annongant aux ateliers l'ouverture des travaux. Une demi-heure plus tard, le pere et le fils, sortant de leurs chambres, se rendirent dans la piece servant de bureau au commandant. Voi- sine de la salle a manger, elle 6tait simplement meublbe de quelques chaises, de deux tables de sapin peintes en rouge, d'un solid coffre-fort place dans un angle. Adh6mar qui, en descen- dant de cheval, avait retire de sa sacoche un paquet attach par une ficelle, le d6fit. 11 con- tenait dix liasses de cent gourdes en billets d'une et de deux. II ouvrit le coffre et les y d6posa. C'6tait pour les paiements de samedi prochain. Puis, il s'assit devant une des tables, tiraun livre de comptes du tiroir et se mit a le compulser. Pere, dit-il en d6posant sa plume au rebord de 1'encrier, nous allows etre d6bord6s : nous aurons trop de sirops. Celui de I'habitation augmente chaque jour et voili que de tons c6tes on nous en apporte! Je. crois qu'il est temps d'arreter les achats du dehors. 66 LA VENGEANCE DE MAMA Diaquoi m'en a djah parle, reponditM. Jo- silus laissant aussi de c6t6 le registre qu'il pointait. Que faire pourtant? Peut-on con- damner ces pauvres gens a ]a misere? Si nous ne leur achetons leurs sirops, qu'en feront-ils? Us ne pourront vivre. 11 est vrai qu'aux prix actuels nous ne gagnons guere avec le tafia que nous en tirons... Ah! quand aurons-nous dans cette plaine une usine central! Ce serait la fin de tous nos maux. N'est-ce pas une honte que dans le pays de la [canne a sucre nous n'ayons, depuis notre Ind6pendance, jamais pu exporter du sucre? Ceci est deja trop beau, pere. C'est le reve. Souhaitons seulement qu'on ne mette pas a I'int6rieur des bAtons a notre sucre cristal- lis6... D6ja nous avons bien du mal a vaincre la routine, sans computer que, grAce a I'ineptie de nos gouvernants, un tas de petites industries qui seraient nos tributaires, les liquoristes, les confiseurs, ne peuvent pas vivre, succombant sous la concurrence etrangere... Et il faut appr6- hender toujours qu'on ne d6sorganise nos LA VENGEANCE DE MAMA ateliers en enr6gimentant nos hommes..... Bah! chassons ces idWes. On ne ferait rien qui vaille si on etait trop pessimiste. Tout s'ar- rangera... En attendant, d6pkchons-nous de verifier ces comptes, car voila huit heures et Mm" Diaquoi ne tardera pas a nous relancerpour le d6jeuner. En effet, huitheures sonnaient sans hate dans la pendule de la salle a manger. Vingt minutes apres on entendit la grosse voix du comman- dant, en bonne humeur, criant de loin : Eh bien! madame Diaquoi, vous ne faites pas d(ejeuner vos h6tes? Serait-ce que votre feu ne s'allume pas ce matin et faut-il que je mette sous vos chaudieres la bagasse de mes moulins? Le d6jeuner fut simple et frugal: des ceufs, du jambon, un plat de more fricassee a la man- tegue du pays, quelques trenches d'avocat, des beurrees de cassave. On but dessus du bon vieux rhum de l'habitation largement tremp6 d'eau. Puis Adh6mar, qui, depuis quelque temps, s'oc- cupait plut6t de la parties technique de l'usine, se rendit avec le commandant aux moulins et LA VENGEANCE DE MAMA aux chaudirres. On exp6rimentait depuis peu un system de cylindres d'une pression tell que la dEperdition du jus etait presque insen- sible. I1 teudiait quel serait exactement le profit a tirer d'une modification ou transformation des anciens appareils. Son pare, rest seul, rentra dans sa chambre, prit an croc un large chapeau en paille de latanier don't ii se couvrit, a la tete du lit un fort baton de bois de fer, et, dans son ample veston de coutil gris, sorlit dans la cour. II Rtait bien pres de dix heures et le soleil, d6ja haut dans le ciel, tombait a plomb sur le sol. De la sorte de rond-point, plante de bouquets de chines, aux h16gres fleurs blanches et me- nues, au centre duquel 6tait bitie la maison, plu- sieurs allies partaient. Elles ltaient ombrag6es assez bien par des bananiers de l'espice appel6e banane-Cochon, presque un arbre et don't le fruit ne sert qu'a nourrir les pores, par des rangers communs, des arbres h pain, de feuillus campeches centenaires, des figuiers maudits don't les troncs fortement incis6s attestaient les LA VENGEANCE DE MAMA efforts de Diaquoi pour en extraire le caout- chouc. M. Josilus Jean-Charles prit une all6e a sa gauche qui aboutit rapidement a une petite place oft se voyaient deux maisonnettes au toit de chaume, se faisant vis-a-vis. De l'une, sortait un murmure de voix enfantines r6p6tant sous la direction d'un organe d'homme. A la porte de l'autre, sous un abri de teaches, se tenait une femme repassant du linge sur une table recou- verte d'une nappe plusieurs fois repliPe. A la vue du visiteur, elle d6posa son fer au bord de rdchaud flambant pres d'elle. Bonjour, monsieur Jean-Charles, dit-ellp en ramenant vivement son caraco entr'ouvcrt sur sa poitrine robuste oft l'on voyait danser quelques gouttes de sueur. Ce n'est pas pour dire, il fait rudement chaud! C'est aussi, madame Emiral, que vous travaillez au feu... Et Emiral, comment va-t-il? Vous l'entendez bien, monsieur. Ces petits demons ne cessent de le faire damner. I1 n'est plus ici ce qu'il ltait au bourg... Lh-bas, pourvu 70 LA VENGEANCE DE MAMA qu'il fft pay6 et il ne l'Ftait pas souvent! - le reste lui important peu. Ces cancres-lh pou- vaient dormir sur les bancs, ne pas venir en classe... Peu lui important. VoilA que vous l'avez m6tamorphos6. Maintenant, il n'a plus une minute de repos. 11 reliance les parents pour que les enfants viennent r6gulierement; il se casse la tkte, au lieu de casser la leur, pour qu'ils fassent des progres. Le malheureux en perd l'app6tit et le sommeil. 11 oublie do faire sa sieste!... Que lui avez-vous done fait h mon mari, monsieur Josilus? Je ne lui ai rien fait, chere madame lmi- ral... De lui-meme, il a compris qu'il fallail s'int6resser a ces petits, s'il voulait que sa bcsogne ffit un plaisir au lieu d'etre une cor- vee... II a compris que dans sa sphere il 6tait aussi un responsible, responsible de tous ces dm ons, comme vous les appelez. Grace h lui, ces petits demons ne grandiront pas, -en tant que demons, bien entendu. Ils seront demain des hommes comme lui, come moi. Car apprendre seulement a lire et decrire a un enfant, c'est LA VENGEANCE DE MAMA lui donner quatre-vingt-dix chances sur cent d'etre un brave et honnete citoyen. Sans comp- ter que cette premiere tape franchise, on ne sait jamaisjusqu'ofi l'enfant peut aller..... Il y a des examples de grands hommes, de grands cceurs, madame Emiral, qui n'ont pas eu d'autre initiation que l'icole primaire. Cela leur a suffi pour se faire eux-memes. Dieu vous entende, monsieur Josilus En tous cas, ils font bien damner mon maria. D'au- tant plus qu'il ne les fouette pas comme il fai- sait aubourg. (a, c'est vrai. Mais il y a d'autres puni- tions qu'il peut infliger : le piquet, la retenue du midi... La retenue du midi..... Ah! parlons-en, monsieur Josilus. A peine a-t-il le dos tourn6 pour pr6venir les mamans qu'on a garden les pe- tits que ceux-ci courent apr6s moi. Plus de pain sec et d'eau! Je leur livre toutes mes pro- visions. Vraiment, s'ecria M. Josilus en 6clatant de rire, c'est ainsi que vous observez les comman- 72 LA VENGEANCE DE MAMA dements de votre mari C'est mal. Et moi qui croyais que vous d6testiez ces diablotins... On les d6teste en paroles; on les aime dans le cceur. Je me figure qu'un de ces petits pourrait ktre a moi, et alors vous comprenez... Je comprends, madame Emiral..... Alors vous les gavez. Mais vous faites mal, car c'est pour leur bien qu'on les punit. Ayez un peu de fermet6, dans leur int6rit... Ah! come vous repassez joliment! Voilh une chemise qu'on ne ferait pas aussi bien en ville... Vous devez avoir une belle clientele ? Oh je ne repasse que le linge du comman- dant et celui de mon mari..... Ca, c'est une che- mise de M. Emiral pour la messe au bourg, di- manche, quand il y conduira ses 61eves. M. Josilus Jean-Charles prit cong6 de Mme 1Emiral et se dirigea vers la maisonnette d'en face. Dans son unique piece du has, une trentaine d'enfants de six a douze ans 6laient assis sur des bans garnis de pupitres. L'oral venait de finir. Contre un des deux grands tableaux noirs LA VENGEANCE DE MAMA appendus h la palissade, le maitre tragait a la craie un problme d'addition et de soustraction m6langees que ceux de premiere devaient copier sur leurs cahiers pour le r6soudre a la prochaine classes. Sur un signe d'Emiral, tout le monde se leva et se tint debout. Rasseyez-vous, mes enfants, dit M. Josi- lus..... Eh bien lmiral, Rtes-vous satisfait de vos eleves ? L'homme s'avanga vers son interloculeur qui lui tenditla main qu'il press chaleureusement. C'6tait un gargon encore jeune, don't les traits accentu6s avaient quelque chose d',nergique et de timide en m6me temps. EntWt6 dans le do- maine des choses de l'esprit, il devait 6tre d'une faiblesse deconcertante dans la vie pratique. Ses yeux semblaient regarder toujours plus loin que I'horizon visuel, a la poursuite d'un rave imponderable et fluide. C'Utait strange, ce visage chez ce pauvre instituteur de cam- pagne. 11 y a de cela quelques ann6es, M. Jean- Charles l'avait pris au bourg oft il v6g6tait LA VENGEANCE DE MlAMA enliz6 dans de petites dettes que sa place de maitre d'ecole primaire mal pay6 l'obligeait ia contractor. Morose, forc6 quand meme, par la faute de la destinee, de computer avec les mi- seres, les platitudes de l'existence ce que ilm- Emiral appelait energiquement : la loi patate il s'aigrissait chaque jour, tout pros de verser dans la r6volte social. M. Josilus avait caus6 avec lui, demele son brave cceur qui ne demandait qu'a Wtre sauve. II avait pay6 les petites dettes et assure a lEmiral a Vesouriche la quietude matlrielle. 11 avait fait mieux en- core. A cette imagination qui ne demandait qu'it se d6vouer, il avait montr6 un but, une oeuvre 'it r6aliser. Sous sa parole, la sorte d'ap6tre qui 6tait en l'homme s'6tait rev6lee. Il s'6tait con- sacr6 de toute sa foi, de toute sa g6nereuse pas- sion d'amour, qui ne demandait qu'i se r6pan- dre, a l'Mducation des petits bonshommes de l'habitation. Former des Ames le soulevait, I'exaltait dans des Mlans mystiques de cr6ateur. Le debut avait 6tR difficile, car les parents r6calcitraient, promettaient, ne tenaient guere LA VENGEANCE DE MAMA ou n'envoyaient les enfants qu'une ou deux fois par semaine h l'6cole. Aid6 de M. Josilus, EImiral avait patiemment insist, pass des soirees dans les cases a convaincre les peres, les mtres. Depuis deja longtemps, 1'6cole, sortie de l'ere des difficulties, etait fr6quentee avec assiduit6. De temps en temps, quand dans un manage on avait besoin du gamin pour une course urgente en ville ou au bourg, on tirait bien-une carotte. Mais dans l'ensemble c'etait plutot satisfaisant. La question de chaussures avail aussi, dans le commencement, occasionne des d6boires : les parents s'obstinaient h envoyerles enfants pieds nus h l'ecole, r6servant leurs souliers pour les jours de fete ou pour aller en ville. M. Josilus avait faith cadeau aux families de la premiere paire, et imiral excitant 1'amour-propre de ses l66ves, tous h present se piquaient d'arriver en classes convenablement chauss6s. Deux ou trois fois, il se trouva que les gamins raconterent au maitre qu'un de leurs camarades restait dehors, n'osant entrer, pleurant parce qu'il n'avait pas de souliers. tmiral sortait, prenait 'enfant, et, LA VENGEANCE DE MAMA comme il avait un fonds de reserve confi6 pour ces cas par M. Josilus, il le chaussait. Presque toujours, le pere piqu6 rapportait, des le lende- main, la paire de souliers, priant de 1'excuser, qu'il avail vu trop tard que l'ancienne 6tait compl6tement parties, qu'il n'avait pu aller en ville acheter une nouvelle paire que hier dans l'apres-midi. Du reste, les camarades, au retour de la classes, tout le long du chemin, prodi- guaient a leur infortun6 condisciple les exhor- tations et les conseils : Prends garde, Petitomme, tu marches sur les pierres Tu vas abimer les souliers de 1'6ta- blissement. Comme ils te vont bien! On dirait qu'ils sont h toi... Ta mere n'a done ni poulets ni cochons h vendre, qu'elle ne peut te donner des souliers ! Le petit repetait ces quolibets a sa m6re qui, furieuse, envoyait vite son homme a la ville... A la question de M. Josilus, Emiral r6pondit : Pas trop, monsieur. Il y a eu quelques absences non moliv6es cette semaine. Ainsi Exi- lus a manqu6 deux fois... LA VENGEANCE DE MAMA Monsieur, j'avais la fievre, s'ecria un barn- bin de neuf ans se dressant soudain de sa place. D'abord, vous n'avez pas le droit de parler sans permission. Rasseyez-vous... II1 avait la fievre, dit-il. Quand je suis all aux cases por- ter de la quinine a sa mere pour lui, il se balla- dait la chemise au vent sur la place... Voilh comment il avait la fievre. -A propos, vous n'avez besoin de rien pour votre petite pharmacie? I1 y a longtemps que nous n'avons renouvel6 l'approvisionnement. Oh! monsieur, ils sont si rarement ma- lades! Un peu dequinine par-ci par-la et encore! Quelques bandes de toile pour les legeres bles- sures qu'ils se font, du taffetas anglais, du dia- chylum, de la pommade camphree, du Rigollot, c'est, ma foi, tout. Et nous en sommeslargement pourvus. Allons, tout va bien. L'air de Vesouriche est sain, je le vois aux bonnes mines de ces galopins. Voulez-vous, monsieur, assister h la classes? Non, je n'ai pas le temps aujourd'hui. J'ai LA VENGEANCE DE MAMA une visit h faire a l'epicerie et peut-6tre aussi aux ateliers. Bient6t, monsieur, dans un mois environ, il faudra songer a licencier notre premiere classes : ils ont leurs douze ans, ils savent lire, ecrire et computer. Je vais employer ces der- nieres semaines h leur donner oralement un apercu de 1'histoire et de la g6ographie d'Haiti. Pnis, c'est dix enfants don't nous allons nous s6parer pour en prendre dix autres a leur place. Oui, je sais. Envoyez-moi leurs noms. Je verrai les parents. II faut qu'ausortir de l'ecole, ils ne soient pas livr6s h la dissipation, qu'on commence a les faire travailler sans trop les surmener... Je verrai, je verrai... Consignez- moi, come d'habitude, vos observations sur chacun d'eux. Signalez-moi si, dans le nombre, il y en a qui d6montreraient une vocation mar- qu6e pour telle on tell profession... Ce n'est pas l'espace qui manque pour donner a chacun d'eux un petitjardin a cultiver, une petite basse- cour a faire fructifier. Mais il pent s'en trouver LA VENGEANCE DE MAMA parmi eux qui aient d'autres gofits... Autant que possible, Itchons de ne pas les contrarier. Je vous promets, monsieur, que vos ins- tructions, comme toujours, seront respec- tees. Ne pourrai-je done jamais, Elmiral, don- ner un pendant a votre 6tablissement par la creation d'une cole de jeunes files? A quoi ressemblons-nous? A des gens qui professent que la femme n'est pas I'6gale de l'homme... Je crois que vous y arriverez certainement. Mais ce sera encore plus difficile que pour les gargons. La question d'une bonne directrice, quoique assez ardue, n'est pas insoluble : ce sont les mores qu'il faudra vaincre. Si cola les flatte que leurs fils sachent lire et 6crire, elles n'en comprennent aucunement la n6cessit6 pour leurs filles. (( Et qui done, disent-elles, si tout le monde est savant, portera le lait, les ceufs au march, la charge de legumes, envelopp6e dans le gros cahie, sur la lite? Leurs maris les ont toujours trailees en sujettes et elles acceptent docilement... Rappelez-vous, monsieur, ce qu'il 80 LA VENGEANCE DE MAMA vous a fallu d'efforts pour empicher qu'h tout bout de champ elles ne soient battues? Et encore y suis-je arrive? J'en doute. Dia- quoi ferme les yeux forcement, car parfois, quand, attire par les cris, il accourt, la femme affirme que ce n'est qu'une simple discussion entire son homme et elle. Ii ne ferait pas bon d'insister, car alors elle se retournerait contre vous... M. Josilus se dirigea vers la porte, accom- pagne par Imiral. Celui-ci, avant de sortir, se tourna vers la classes : Messieurs, soyez sages... Eleve Vigile, je vous nomme surveillant durant mon ab- sence. Sous la tonnelle, M"1'e miral avait plac6 sa pe- tite table ronde en acajou tiree de la deuxieme piece qui lui servait de salle a manger et de sa- lon, I'autre 6tant affected a la chambre h cou- cher. Elle y avait mis dessus un napperon blanc fraichement d6plie, des verres, un carafon de rhum et une cruche d'eau. Elle insist pour que M. Josilus se rafraichit. II n'en avail nulle en- LA VENGEANCE DE MAMA 81 envie, mais pour lui faire plaisir il consentit a trinquer avec Emiral : A la prosperity de votre 6tablissement, Emiral! A la rdussite de toutes vos entreprises, monsieur! L'oeil du maitre d'ecole, ordinairement perdu au loin, dans l'irr6el, se releva, brilla d'un sou- dain 6clat. Il saisit la main de M. Josilus, dans une 6treinte religieuse, une pression d'adoration muette. Il murmura : Quand vous voudrez, vous savez... Tout ce que vous voudrez... Je sais, je sais... Au revoir, madame IEmi- val. Je vais a l'epicerie. M. Josilus descendit l'allie, s'engageant dans un sentier qui bifurquait vers la droite. Apres un quart d'heure de march, il d6boucha en plein dans un vaste carr6. C'est le village de Vesouriche. Aux trois c6t6s de la place, une trentaine de cases, uniform6ment blanchies a la chaux, s'6elvent. Elles sont a peu pr6s d'6gale dimen- LA VENGEANCE DE MAMA sion, sauf une qui est deux fois plus grande que les autres. Sur le quatri6me c6L6 aucune cons- truction ne se dresse : c'est l'entr6e du village. Le quadrilatere, form par la place, est fort proprement tenu; mais, brflli en ce moment par un soleil torride, d6pourvu d'arbres, il parait in- franchissable. La, le dimanche apris-midi, les jeunes gens, sur des poulains a demi-domptLs, non sells, un licol pass a la bouche de la bMte, se livrent a leurs exercises favors d'6quitation. Un peu plus loin, sous un abri covert de branches d'arbres fraichement couples, aux sons d'un m6n6trier du bourg, pay6 par cotisa- tion, on danse la chica, le carabinie, la s6gui- dille. A quelques pas, se voit lagagaire, le petit cirque ouvert, prot6g6 du soleil par une tonnelle ombrag6e, of se donnent les combats de coqs. C'est la passion, la distraction favorite des hommes de la plane. Des le samedi, apres la paye et les travaux finis, ils se pr6parent aux joutes du lendemain. D'atelier a atelier, on se lance de mutuels d6fis. Toute la semaine les champions ont i16 savamment entraines. On a LA VENGEANCE DE MAMA plum6 leurs cous completement; la peau en a Wte durcie par des frictions r6p6t6es de piment et de citron, sur lesquelles on a passe du beurre rance et de l'huile. On les tient dans l'obscurit6 pour exalter leur folie etleur rage. Le dimanche, avant de partir pour le combat, on leur attache aux ergots des lamelles d'acier point et on leur fait boire une d6coction de tafia of l'on a mac6r6 de la poudre a canon. EL en avant pour les ho- m6riques hatailles qui se prolongent jusqu'aux heures avances de la nuit, a la clart6 des torches, troublant le sommeil des femmes et des enfants! M. Josilus a essay d'entraver ce gofit. 11 n'y est pas parvenu. Tout ce qu'il a pu obtenir, c'est qu'a Vesouriche les ergots des coqs ne soient pas arms de points d'acier ou de zinglins. M. Josilus s'est arret6 a l'entr6e du village, a l'ombre d'un des gros sabliers qui ferment ce cotl du quadrilatere. Les homes sont presque tous au travail a l'usine, quelques-uns sont aux champs, les gamins sont h l'acole. La place est vide. Les chiens donnent de la voix; reconnais- LA VENGEANCE DE MAMA sant le visiteur, ils se taisent, se recouchent l'oeil mi-clos. Quelques femmes, leurs nourrissons aux bras, apparaissent dansl'encadrement des portes et lui crient bonjour amicalement. Des fillettes, t6te et pieds nus sur la terrebruilante, courenta lui, presque toutes rep6tant pele-mele, en- semble : Bonjour, parrain! bonjour, parrain! Il Lire de sa poche des pieces de menue monnaie qu'il leur distribue. Toute la marmaille s'envole cheztante Aurelie, octog6naire qui vend ici, sur la place, des tablettes de hoholi et de pislaches... Cependant M. Josilus a repris sa march et se dirige vers la grande case. C'est 1'6picerie. Elle est dirig6e, depuis tres longlemps deja, par une femme en qui il a la plus entire confiance. C'est lui qui fournit I'approvisionnement sous defense absolue de vendre au-dessus des prix d6termi- n6s et qui sont exactement ceux de la ville. Les menageres sont prices de lui faire leurs r6cla- mations, si le cas se pr6sentait. Mais le cas ne se pr6sente pas, Mme Aristhene etant une brave personnel, aimant le patron. Du reste, elle est bien pay(e et tient a sa place. LA VENGEANCE DE MAMA Rien qu'a regarder la maisonnette de M-mAris- thene, on devine qu'elle est le principal person- nage du lieu. Les trois pieces qui la composent ouvrent toutes sur la place. Devant l'une d'elles, qui est la boutique, et supported par quatre pieux fich6s en terre, une large draperie rouge est tendue. On la rentre chaque soir au coucher du soleil. Elle constitute une tente com- mode centre la chaleur. A peine l'6piciere a-t-elle apercu le propri6taire qu'elle s'est lance avec de grands gestes h sa rencontre : Salutations, monsieur Jean-Charles. Com- ment va Mme Jean-Charles? Comment vont les enfants? Bien, bien, madame Aristhene, je vous re- mercie. Et les affaires? Cela ne va pas trop mal, monsieur. Rien ne se gate et tout s'6coule normalement. Seule- ment, de temps en temps je suis force de sup- primer un article de mon approvisionnement ha- bituel... Ily a quelques mois, c'6tait la mantegue. Elles en font toutes ici avec les cochons qu'elles elivent. Plus tard, ca a t6l le riz. Le riz de 1'Ar- LA VENGEANCE DE MAMA tibonite a 6t6 abondant, cette annie. On l'a pour presque rien! Sans computer le mais r6colt6 ici mrme que 1'on moud dans les moulins que vous avez distribuds a toutes les families et qui replace le riz! Tant mieux, madame Aristhene. Ne vous plaignez pas que l'on achite un ou deux articles en moins de vous. C'est signed qu'on retire un peu plus de la terre. Ah! si vraiment cela etait... Mais de longtemps votre boutique, aussi bien que toutes les autres du pays, ne sera achalan- die que de products strangers, malheureu- sement!... L'6tablissement de MAl" Aristhene n'etait pas seulement une 6picerie; il contenait tout ce qui est n6cessaire a alimentation, a l'existence et aux besoins journaliers de la famille. Tout y 6tait pr6vu, afin qu'on n'eit pas besoin de courir a tout instant a la ville. Elle 6tait autoris6e a ouvrir a chaque manage un credit; mais ce credit devait ktre sold r6gulierement chaque samedi. Autrement, il etait supprim6. Jusqu'ici la measure n'avait pas et6 applique, chacun LA VENGEANCE DE MAMA 87 s'evertuant a ne pas priter le flanc h la ma- lignit6 du voisin. Seulement, quand une mortality, une maladie, un accident quelconque arrivait au chef d'un manage, M. Josilus Jean-Charles donnait I'ordre de delivrer une certain quantity de provisions a son propre compete. Tous les samedis, apres quatre heures, les comptes sold6s, M1I Aristhene en portait le montant i Mm.e Diaquoi qui apposait un recu sur le livre de la bouti- quifre. Cependant M. Josilus inspectait l'approvision- nement: Madame Aristhene, voila une more bien 6chauff6e, bien rouge! Vous la donnerez aux chiens. Vous ne pouvez vendre Ca. C'est que, monsieur; ce n'est pas de ma faute si elle est dans cet etat. Tout le monde ici mange des poulets, du mouton, de la viande fraiche..... On n'achkte pas beaucoup de more et elle se gAte. Tant mieux. Jetez-la. De mime, ces harengs saurs ; ils sont moisis..... Ah il faut LA VENGEANCE DE MAMA humecter un peu vos tetes de tabac ; les feuilles craquent de s6cheresse..... Quant a ca non, par example, monsieur Josilus!..... Les hommes ne voudraient pas. Ils m'accuseraient de les chiper, par rapport au poids. Us pr6ferent mouiller eux-m6mes leur tabac. C'est vrai, vous avez raison, madame Aristhene, r6pondit Josilus en riant. Je n'y avais pas pense..... Tiens qu'est-ce que c'est que ca? ce baril, sur quatre piquets trempant dans ces godets ? - (a, c'est notre sucre, notre sucre en grains de Vesouriche, dit Mme Aristhene enlevant le couvercle. A present, les fourmis me laissent tranquille depuis que j'ai plant mon baril sur ces quatre pieds plongeant dans ces godets remplis d'eau et d'huile! Quelques instants apres, 1'inspection finie, M. Josilus prit cong6 de 1'epiciere. 11 s'arreta dans deux ou trois chaumieres pour s'infor- mer de la sant6 des nouveau-nrs, savoir si on 6tait toujours content de M.le Aris- LA VENGEANCE DE MAMA thene, si les manages 6taient en paix..... Enfin, il s'orienta dans la direction de l'usine. On entendait dans le lointain le bruit tries assourdi des machines, et un 16ger panache de fum6e les denongait au-dessus de 1'horizon ferm6 par les immense champs de cannes.... Ce n'6tait pas une banale construction que celle-ci et nous aurons occasion d'y revenir on jour en detail. L'homme y avait mis toute sa jeunesse, tout son avoir. L'ceuvre etait vrai- ment imposante par la grande d6pense de ma- connerie, par les fortes et solides assises qui lui donnaient'un aspect r6ellement monumen- tal. Cependant M. Josilus n'6tait pas content : il trouvait ses machines d6fectueuses. Et depuis qu'Adh6mar cherchait sans cesse h les perfec- tionner, il se surprenait h se d6tacher d'elles, h les fuir presque. 11 lui arrivait maintenant, quand il passait seulement la journ6e a Vesou- riche, sans y coucher, de ne pas aller aux moulins, d'y laisser Adhemar tout seul avec Diaquoi. Du reste, son fils avait, depuis quelque temps, la direction plus personnelle de I'usine. LA VENGEANCE DE MAMA Il ne se preocupait done pas de ce d6tache- ment de son pere pour une oeuvre qui l'avait tant passionn6 jadis... M. Josilus regard une fois encore la petite fumne qui fluait au- dessus des champs de cannes, soupira, secoua l'obsession de la raffinerie, de l'usine central qui le poursuivait sans cesse. Tirant sa montre, il se donna, pour ne pas pousser plus loin, le pr6- texte qu'il etait vraiment trop tard... 11 prit le sentier oppos6 qui menait directement h la mason. Apres le d6jeuner de midi, Adh6mar et Dia- quoi retourn6rent aux moulins, laissant M. Jean- Charles plonge dans ses 6critures. 1ts re- vinrentvers cinq heures, car, avant de rentrer en ville, on devait faire une tourn6e par les champs. Les bUtes 6taient d6ji pretes. Le pare et le fils revetirent leurs costumes du matin et prirent cong6 de Mme Diaquoi. On se mit en selle pour s'enfoncer dans les vertes, dans les blues cultures... La chevauchde a travers les solitudes des pieces de cannes, malgr6 sa monotonie, est LA VENGEANCE DE MAMA loin d'6tre sans attrait. Au commencement, cette uniformity d'un horizon plat ne s6duit pas beaucoup. Peu & peu, pourtant, on se laisse aller h son charme rdel... On c6toie longuement les allies qui coupent de carr6 en carr6 les planes infinies. Par leurs dclaircies on entrevoit les petits sentiers les sillonnant de toutes parts. Ils retiennent I'eau des pluies, seventh l'irrig ation, permettent au pi6ton de se retrouver dans ce d6dale de tiges longues et flexibles qui se balen- cent a plus de dix pieds sur sa tate. Car si on n'est pas un familiar des champs de cannes, la petite motion, le frisson de s'6garer vous saisit malgr6 vous quand, seul, on en traverse un... La vision de la plaine est tres basse. Peu d'arbres en rompent la line borne. Les feuilles vous frolent au passage dans une plainte lente et douce. Le vent est leger. Tout le long des roseaux qui ondulent des caravanes de fourmis affair6es montent, descendent, se croi- sent en tous sens. Bien vite, votre paletot se teint de la legre poussiere blanche, m6tallique, paillet6e qui se d6tache des ties. De gros LA VENGEANCE DE MAMA rats sous vos pieds glissent en courant. On a l'impression qu'il ne ferait pas bon se perdre ici, d'ktre forc6 d'y passer la nuit. On se rappelle des histoires d'ivrognes 6gares, retrouv6s, h la saison des 'coupes, completement blanchis par les fourmis et les rats... La lamentation des panaches verts, harmonieuse ettriste, continue toujours... Parfois un vent d'orage secoue la plaine; du fond des gorges lointaines, les rafales arrivent alors furieuses, d6mentes. Les longues tiges, fouettes comme des jupes de femmes,bruissent, crient, emmle6es les unes dans les autres... Si 1'orage n'6clate pas, attention a votre cigare ou a votre pipe : une etincelle suffit pour tout embraser... C'est la combustion instan- tanee, perfide, devant vous, derriere vous, de toutes parts... C'est I'6touffement... C'est la mort! .. M. Josilus Jean-Charles s'etait arret6. Voyez, Diaquoi, comme ce champ est mal sarcle! La terre n'est pas meme butte autour des pieds. Comment peut-on avoir un bon ren- LA VENGEANCE DE MAMA 93 dement avec une tell negligence? De qui relieve ce carreau? De Miltiade. Cent fois, je lui en ai fait l'observation, mais il est comme d6courag6 depuis que le pere Michou lui a refuse sa fille. I1 faut me l'envoyer, afin que je le re- monte. Ce n'est pas une raison pour mal tra- vailler parce qu'on a des raisons de coeur. Malheureusement, c'est ainsi que tout le monde fait. Les gens faibles... Envoyez-le moi. Je lui parlerai. Et puis, que diable! il y a beaucoup de jolies filles a Vesouriche et aux environs... Ah! monsieur Josilus, nous pouvons en penser ainsi, avec ce d6tachement, maintenant que nous grisonnons... Je parie que M. Adh6mar ne pense pas comme nous. DWja M. Josilus, qui avait remis son cheval en march, continuait : Voyez-vous, Diaquoi, c'est bien assez de souffrir de l'insuffisance de nos machines, pour ne pas encore soufTrir de la dcfectuosit6 de nos LA VENGEANCE DE MAMA cannes, surtout dans des terres si favorables... Nos cannes contiennent en sucre cristallisable pres de 20 p. 100 de leur poids total rendu au moulin. N'est-ce pas piti6 que nous ne puissions en extraire jusqu'ici qu'a peine la moitie? Un jour viendra, je l'espere, que les cannes de Vesouriche, convenablement 6puis6es, nous rendront 16 a 18 p. 100... C'est bien beau, monsieur. Mais je l'espere comme vous, r6pondit Diaquoi. Pere, remarqua Adh6mar, voici que le soleil se couche. Nous serons bien tard en ville, si nous ne nous hatons. Vous avez raison. Cependant, prenons du c6t6 du pare. Je veux voir nos boeufs. II m'a semble samedi dernier que l'attelage d'un ou de deux cabrouets 6tait bien fatigue... C'est que la route 6tait rude. 11 avait plu durant trois jours cons6cutifs. Nulle part, sauf a Vesouriche, les cabrouets n'ont pu sortir. Allez, nos btees sont de vaillantes betes... Monsieur a di voir les ornieres rest6es jusqu'ici au grand chemin. LA VENGEANCE DE MAMA 95 C'est vrai. Nos chevaux y ont meme ]hutt a plusieurs reprises. On arriva au pare, large enclos traverse par le vide de l'ancien moulin a eau qui fut le point de depart de Vesouriche. A travers quelques has ormeaux diss6min6s c et lh, une vingtaine de boufs ruminaient paisiblement devant de gros paquets de bois de patate et de zama de cannes, revbtues de leurs tiges. Deux ou trois, couches pres des cl6tures, somnolents et bats, leverent leur oeil doux sur les cavaliers arretes devant eux. Indifferent, l'ceil s'abaissa graduellement... Les pesantes masses rentrbrent dans leur apa- thie sans rove tandis qu'autour d'elles les mouches bourdonnaient febrilement dans les tartelettes de bouse... C'est certain, murmura M. Josilus Jean- Charles, ils sont bien nourris et semblent par- faitement heureux, les gaillards!... Allons, pre- nons le chemin de la ville... Et, se haussant sur ses 6triers, il jeta un der- nier, un enveloppant regard autour de lui. II em- brassa de toute sa tendresse, de toute sa passion LA VENGEANCE DE MAMA les tiges frissonnantes de sescannes, dejapresque immobiles dans le cr6puscule commengant... Au loin, a l'oppos6, avec la fin du jour, le tressaille- ment des bananiers, dans les dernieres vibra- tions de leurs feuilles effiloqu6es par le vent, mourait... C'6taient lh que commencaient les plantations de vivres, les champs de patates, de mais, des diffdrentes especes de pois qui fondent dans la bouche comme une creme, depuis le pois inconnu jusqu'au pois-la-reine, de ces giraumons d'une saveur si exquise... Diaquoi veiilait a ce que la culture n'en ffitpas negligee, dans l'intdert m~me des habitants. le proprid- laire n'en tirant aucun profit. Seulement, chacun s'ing6niait, chaque samedi, a apporter a Mmo Jo- silus les meilleurs, les plus beaux products deson jardin. Cette parties de l'habitation eaitcultivee presque g6enralement par les femmes et leurs enfants. Elles ne rdclamaient le concours de leurs homes, occup6s aux moulins et aux pieces de cannes, que pour quelques gros travaux, assez rares d'ailleurs, tels que l'abattage d'un arbre g&nant ou pour faire un bois debut complete. |
Full Text |
xml version 1.0 encoding UTF-8
REPORT xmlns http:www.fcla.edudlsmddaitss xmlns:xsi http:www.w3.org2001XMLSchema-instance xsi:schemaLocation http:www.fcla.edudlsmddaitssdaitssReport.xsd INGEST IEID E91V1OQOL_62KAAB INGEST_TIME 2012-02-29T18:09:17Z PACKAGE AA00008876_00001 AGREEMENT_INFO ACCOUNT UF PROJECT UFDC FILES |